Terre de l'homme

Terre de l'homme

Un cadeau utile

Le_Bugue_bourg_(1)

Le Bugue sur Vézère (Wikipédia - photo Père Igor- travail personnel)

 

 

 

Daniel Simon qui a déjà écrit dans le blog Terre de l'Homme et exerça le métier d'imprimeur typographe au Bugue, imprima en 1957, ce conte de Noël dans son journal Le cantou.

Sous le nom de l'auteur Jean Vézère (1877-1978) se cache en réalité une femme : Suzanne Vergniaud. Elle ne fut pas la seule à user de ce subterfuge. "Jusqu'au milieu du XXème siècle , les femmes furent, à de rares exceptions près, en effet, écartées de l'écriture littéraire, voire interdites de littérature du fait du pouvoir patriarcal. Les féministes d'aujourd'hui mettent en cause, à juste titre, la condition faite aux femmes dans la société patriarcale : elles ont été confinées dans la sphère du privé, tenues éloignées de celles de la vie publique et des activités symboliques, la littérature et les autres arts faisant partie d'un domaine sacré ou, mieux, sacralisé depuis l'époque romantique au moins. C'est la thèse qui sous-tend, par exemple, les analyses de Michelle Perrot (dans L'Histoire des femmes et Les Femmes ou les Silences de l'Histoire et de Christine Planté (dans La Petite Soeur de Balzac, Essai sur la femme-auteur."(1) Les articles, chroniques, nouvelles, études littéraires et artistiques  de "Jean Vézère" ont paru dans les journaux locaux du Limousin. Elle a publié près d’une quarantaine de romans au tirage honorable. Elle est inhumée au cimetière du Bugue.

 

Pierre Merlhiot 

(1) Ellen Constans Ouvrières des lettres : les romancières dans la production de la littérature de masse de la première moitié du XXe siècle

 

 

 

J'ai trouvé dans un carton, un manuscrit de Jean Vézère, poète buguois bien connu et j'ai souhaité vous en faire profiter.

 

Daniel Simon 

 

Titre cadeau

 

 

 

Vers le milieu du siècle dernier, vivait au Bugue une dame veuve, riche, d’éducation parfaite, de commerce agréable, Mme Andrieux.

Elle habitait dans l’ancien Prieuré de l’Abbessade, la maison qui appartient aujourd’hui à Mme Pierre Bernard. Cette demeure lui plaisait, et elle aimait aussi, infiniment, les vastes jardins qui l’entouraient, la jolie terrasse à balustres, les parterres, les bassins et les charmilles.

Sa demoiselle de compagnie, Melle Adélaïde, qu’elle traitait comme une sœur, était beaucoup plus âgée qu’elle, presque octogénaire, mais d’esprit toujours vif et de corps alerte. Vieille fille noble, ruinée par la Révolution, elle avait vécu à Paris et connu les pires vicissitudes, pendant les périodes tourmentées de la République, du Consulat et de l’Empire. Ses malheurs n’avaient point altéré son heureux caractère. Extrêmement bonne, toujours d’humeur égale, avec une pointe de gaieté parfois malicieuse, elle charmait la solitude de Mme Andrieux et attirait, dans la maison de son amie, bien des personnes du Bugue, captivées par la conversation toujours intéressante de la vieille demoiselle. Parmi ces visiteuses, ma grand’mère, alors toute jeune femme, était l’une des plus assidues.

Un jour de décembre, elle pria Melle Adélaïde de puiser dans ses souvenirs, quelque scène de Noëls d’autrefois.

--- Je veux bien ! fit la vieille demoiselle, avec un sourire du dehors, la neige poudrait à frimas, les parterres défleuris et les arbres dépouillés des jardins. Mme Andrieux jeta une nouvelle bûche au feu. Les trois femmes se rapprochèrent de l’âtre, et devant les flammes dansantes, Melle Adélaïde commença.

 

C’était à Paris, le 3 Nivôse, An II de la République, c’est-à-dire deux jours avant Noël. Triste Noël du temps de la Terreur, cloches muettes, églises fermées, prisons pleines d’hommes et de femmes promis à l’échafaud... Mes parents désignés comme suspects, avaient émigré en Allemagne, me laissant à la garde d’une tante dévouée. J’avais quinze ans.

Ma tante vivait très retirée, dans une sombre maison de la rue des Carmes, avec sa fidèle servante, Honorine et le fils de celle-ci, Nadalet, un gringalet à tignasse rousse, au nez en trompette qui aidait quelque peu sa mère, faisait les courses, et allait à l’école, quand il ne préférait pas vagabonder à travers les rues.

Un franc gamin de Paris, ce Nadalet, gai comme un pinson, adroit comme un singe, curieux, primesautier, débrouillard, joueur, flâneur, au demeurant le meilleur fils du monde. Il était né une nuit de Noël. Le 25 décembre était donc à la fois sa fête et son anniversaire.

Comme il allait avoir treize ans et devait commencer, peu après, son apprentissage chez un rôtisseur de la rue Saint-Jacques, ma tante lui annonça que, cette année-là, elle lui offrirait, pour son Noël, non un jouet ou une friandise, mais un cadeau utile.

--- Et parmi des objets utiles, que désires-tu, Nadalet ?

Le gamin fit un entrechat, battit des mains et s’écria :

--- Un couteau !.. Un beau couteau, bien solide, bien tranchant, un couteau d’homme !…

Le lendemain, il avait son couteau. Mais quelques heures plus tard, sa mère accourait désolée :

--- Ah ! Madame, lui avoir donné ce couteau, quelle idée fâcheuse ! Depuis qu’il l’a eu en mains, il entaille, taillade, coupe, tranche tout ce qu’il rencontre. Que de dégâts, va nous faire ce polisson !

--- Rends-moi ce couteau, Nadalet ! fit ma tante, d’un ton sévère.

Mais l’enfant désespéré la pria, la supplia tellement, et lui fit tant de promesses, qu’elle finit par lui dire :

--- Eh bien soit ! … Je te fais confiance, puisque tu promets de ne pas recommencer tes méfaits ; mais pour te faire pardonner ceux que tu as commis, ce matin, je te demande d’accomplir aujourd’hui une bonne action, dont tu me rendras compte ce soir, avant dîner.

Nadalet, radieux, fourra le couteau dans sa poche, et comme Honorine lui avait donné plusieurs courses à faire, dès les premières heures de l’après-midi, il bondit au dehors, crinière au vent et sifflant comme un merle.

Un brouillard glacé couvrait Paris. Gens et choses paraissaient noyés dans de l’ouate épaisse et grise. Dans certaines boutiques, on avait allumé des chandelles. Nadalet aperçut devant lui une foule curieuse qui se pressait aux abords du Palais de Justice. Il y courut.

Le misérable véhicule qui conduisait les condamnés à l’échafaud, attendait devant les grilles. Sortant des cachots de la Conciergerie ceux qui devaient mourir ce jour-là, ils arrivèrent, peu après, et montèrent, l’un après l’autre, dans la sinistre charrette, où il n’y avait déjà plus de place, lorsqu’un dernier prisonnier se présenta.

Le greffier, qui pointait les noms sur sa liste, s’écria :

--- Bah ! Celui-ci n’est point podagre. Il marchera très bien derrière la charrette.

Le condamné s’avança, avec indifférence. On resserra les cordes qui lui liaient les mains derrière le dos, et deux gardes, l’arme au poing, se placèrent l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Nadalet, jouant des coudes, était parvenu à se faufiler au premier rang de la foule. Il observait, avec une ardente curiosité, les moindres détails de la scène. La charrette s’ébranla, suivie par de nombreux badauds. Le gamin s’élança à leur suite.

De tous ses yeux, il regardait marcher devant lui, entre ses deux gardiens, celui qui allait mourir. C’était un beau jeune homme, de vingt à vingt-deux ans, très digne, très calme, nullement effrayé, semblait-il, par l’approche de la mort.

Nadalet avait dans les veines du bon sang français. Il aimait les gens qui n’avaient pas peur.

Le cœur ému de pitié, mais aussi d’admiration, il considérait l’attitude superbe de celui qui, dans quelques instants, aurait la tête tranchée sous le couperet de la guillotine.

--- C’est un brave ! se disait-il. Et il se proposait de la suivre jusqu’au pied de l’échafaud … Le brouillard s’épaississait de plus en plus. Tout à coup, dans un croisement de rues, des cris, des vociférations et des mugissements se firent entendre. On vit des gens courir, agiter les bras, appeler au secours. Un lourd chariot, traîné par des bœufs et qui transportait d’énormes troncs d’arbres, glissant sur l’humide pavé, avait heurté et à demi renversé un tombereau plein de briques, dont le cheval blessé gisait entre les brancards, dans une mare de sang. Les deux véhicules barraient la rue. La charrette de l’échafaud s’arrêta, et derrière elle, une file de voitures. Dans le tumulte et le désordre croissant, les bœufs s’affolaient, les passants s’attroupaient, s’affairaient, s’impatientaient. Les charretiers désemparés juraient et tempêtaient à qui mieux mieux, réclamant de l’aide.

Les deux hommes qui encadraient le condamné à mort, pressés et poussés par la foule, s’écartèrent quelque peu, curieux de voir ce qui se passait. Nadalet qui ne les perdait pas de vue, eut une inspiration subite. Une occasion inespérée s’offrait à lui.

Il fouilla dans sa poche, et prompt comme l’éclair, atteignant le beau jeune homme au beau milieu de la bousculade, il trancha ses liens d’un coup de couteau, et libérant les mains engourdies, dit à voix basse :

--- Sauvez-vous ! …

Un merci, à peine murmuré, lui répondit, et le prisonnier se glissa, avec adresse, dans les rangs de la populace. Le gamin, qui le suivait de loin, le vit arriver, sans trop de hâte, à l’entrée d’une ruelle voisine, et s’engouffrer, presque aussitôt, sous le portail béant d’une sombre écurie, au seuil de laquelle un tas de fumier pourrissait dans le ruisseau fangeux.

Nadalet revint alors vers la charrette des condamnés à mort. La rue n’était pas encore dégagée, mais les gardiens venaient de constater la disparition de leur prisonnier, donnaient l’alarme et se jetaient à sa poursuite. L’enfant s’en fut à toutes jambes.

Le soir même, il se présentait devant ma tante, le front triomphant :

--- Vous pouvez me laisser mon couteau, fit-il. Vous aviez voulu me donner un cadeau utile. Il m’a été bien utile, aujourd’hui.

--- Qu’as-tu fait ? … Une bonne action ?

--- Oui, et c’est mon couteau qui m’a aidé à la faire … J’ai sauvé un homme ! …

Bien sauvé, en effet. On apprit plus tard, par les gazettes, l’évasion de ce jeune condamné. En dépit des recherches, il resta introuvable. Ma tante avait une âme sensible. Elle donna un autre couteau à Nadalet et voulut garder, parmi ses reliques, cet utile cadeau de Noël qui avait sauvé la vie d’un homme.

 

Et Melle Adélaïde ajoutait, à l’adresse de Mme Andrieux :

--- Peut-être retrouverions-nous ce couteau, ma toute bonne, parmi d’autres vieilleries, dans l’une des deux ou trois caisses que j’ai apportées chez vous, et qui dorment, là-haut, sous la poussière, au fond de vos greniers …

 

Ma grand’mère n’a jamais su me dire si ses vieilles amies avaient retrouvé le couteau de Nadalet…

On peut voir encore, dans la partie la plus ancienne de notre cimetière, une pierre de la tombe de Mme Andrieux. Elle porte son nom, en lettres bien gravées, encore très lisibles.

La défunte était une femme de bien, que les pauvres du Bugue ont pleurée.

 

 

 

Signature cadeau

 

Bibliographie de Jean Vézère : https://data.bnf.fr/fr/10716526/jean_vezere/

 

Dans la lignée de cet article qui nous fait découvrir une femme de lettres oubliée, Terre de l'Homme publiera demain  : Regards mémoriels sur des personnages pratiquement tombés dans l'oubli (volet 1/4) par Pierre Fabre.



27/12/2020
9 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 204 autres membres