Terre de l'homme

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Et au loin coule la rivière Espérance - Saga de Françoise Maraval - épisode 66

 

Ma nouvelle vie

 

 

Ma grand-mère Emma est partie, Arthur l’a suivie. J’ai perdu mes amours, j’ai perdu mes repères.

Je me revois dans le parc de Beaumont, assise sur la souche d’un arbre, face au terrain de tennis ; je tricote. Il est sans doute étonnant qu’une petite fille qui n’a pas encore 5 ans, sache tricoter. Oh ! Je ne sais faire que la maille endroit. Je ne sais pas qui m’a appris ? Je suis en train de faire un pull-over à mon ours Tiber. La laine est de couleur moutarde.

De l’autre côté du terrain de tennis, une belle jeune fille fait les cent pas, elle est très élégante avec sa jupe droite noire, son chemisier blanc et sa veste tailleur bouton d’or. Elle a l’air préoccupé. Mince ! En la regardant, j’ai perdu 2 ou 3 mailles. J’essaie de les rattraper mais je ne sais pas le faire. La grande fille a compris que j’étais en difficulté et arrive pour m’aider. Je ne veux pas être aidée, je veux m’en sortir toute seule.

 

Vous allez être aussi étonnés que moi, mais cette jolie jeune fille, c’est ma mère, c’est ma maman. Je viens juste de la découvrir ! Elle était pourtant là, parmi nous. J’aurais dû avoir des liens très forts avec elle puisqu’elle m’a allaitée jusqu’à l’âge de deux ans. Elle m’a avoué bien plus tard que je l’avais repoussée. Emma avait dû prendre trop de place, elle me fascinait, je ne voyais qu’elle et son cher Arthur. Pourquoi ? On lui avait laissé prendre cette place parce qu’elle avait une épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Il fallait laisser travailler les tourtereaux dans l’atelier de couture ?

 

Désormais, nous sommes trois à la maison. En plus ou à cause de mon chagrin, je suis perdue. Vous vous demandez peut-être pourquoi je ne parle pas de mes grands-parents maternels ? Parce que je vais peu chez eux. Ma grand-mère Yvonne travaille toute la journée à l’entrepôt des tabacs, 8 heures par jour, avec une pause entre midi et deux heures. Quand elle rentre, elle est fatiguée et il faut qu’elle prépare le dîner car mon grand-père Achille part au travail à 20 heures. Ma jeune tante Jeannette rentre chez elle à la sortie de l’école et, quelquefois, elle vient chez moi. Mon arrière-grand-mère Anna, la petite Anna, habite maintenant à Bergerac avec son fils Clément, le communiste, revenu de Dachau où il a été l’esclave de BMW ; Marguerite, sa compagne du Bourget, l’a attendu et ils se sont mariés.

Raymonde vient passer ses dimanches à Saint-Cyprien et ses après-midi avec moi.

Pour nous sortir de notre chagrin, tonton Fonfon et tante Yvonne nous ont invités à Bordeaux. Nous sommes partis en train, je ne m’en souviens pas. Il me reste de ce séjour, une magnifique soirée passée au Grand Théâtre de Bordeaux : nous sommes allés applaudir Joséphine Baker. J’étais très excitée et, dans cette immense salle, régnait une ambiance qui traduisait le besoin de tourner la page, d’oublier les années d’Occupation. Joséphine faisait partie de mon répertoire musical.

 

 

 

 

 

 

Nous voici à Bordeaux, photographiés par un photographe de rue

Je suis avec mes parents et avec tante Yvonne

 

Au cours des rassemblements familiaux, on m’installait sur la table, en fin de repas et j’offrais un spectacle aux invités. Je n’avais aucun complexe et si, par hasard, on m’oubliait, je ne manquais pas de me manifester. Je chantais « Ah ! Le petit vin blanc », « Le complet gris » autre chanson à la mode et « Ma Tonkinoise ».

 

 

 

 

Joséphine nous est apparue avec sa ceinture de bananes et nous a charmés toute la soirée.

 

Quand elle a entonné « Ma Tonkinoise », je suis montée toute droite sur mon siège et j’ai chanté en même temps qu’elle ; personne ne s’est fâché, j’ai même été applaudie à mon tour. À la fin du spectacle, mon père m’a entraînée à la recherche d’une photo dédicacée. Nous avons fait la queue un long moment et arrivés devant la chanteuse, elle a signé une très belle photo en noir et blanc et a ajouté un petit mot pour Jeantou. Elle m’a fait une délicate tape sur la joue. J’ai parlé longtemps, cette soirée. La photo a pris place dans un des tiroirs de l’armoire de mes parents, à côté d’une autre photo qui m’intriguait, toutes les fois que je la voyais.

Cette deuxième photo a été prise à la Libération. On pourrait penser que le photographe était dans notre grenier car il a cherché une vue plongeante sur la rue qui passe devant la porte d’entrée du château de Beaumont. Là, des hommes tenaient une femme, pendant qu’un autre lui rasait la tête, d’autres femmes avaient, elles aussi, la tête rasée et des hommes, autour, regardaient la scène. Je ne sais pas ce que sont devenues ces deux photos.

 

En 1949, ma tata Yette a pris la tête du patronage paroissial. Mme Teyssandier prenait de l’âge et Mlle Despont était souffreteuse. Il fallait une personne jeune et dynamique et le curé Loubet a pensé à ma tante, dévouée pour l’église et déjà active au patro, tous les jeudis et dimanches. On lui a attribué une maison, rue des Arcades, propriété du marquis de Beaumont. Là, elle y avait son appartement et le patronage pouvait prendre place dans la vaste demeure, pendant les vacances scolaires. La grande salle du rez-de-chaussée, les deux cours, celle du haut et celle du bas offraient un espace suffisant pour accueillir les jeunes entre 5 et 21 ans. En outre, elle disposait d’un jardin qu’elle partageait avec la famille Audouit. Face à l’habitation, dans la cour du haut, il y avait un très grand bâtiment qui servait de salle de spectacle, maintes fois utilisée, autrefois, par la troupe de théâtre du Docteur Boissel.

Le jeudi, en période scolaire, ma tante tenait le patronage du bas, route du Bugue. Assistée de Mlle Despont et de grandes filles fidèles au patro, elle recevait les enfants de 9 heures à 16 heures 30. Les enfants y mangeaient, le repas était gratuit et offert par le chanoine Loubet et la générosité de commerçants et de bienfaiteurs. Les jardins sont nombreux ; on donne pour le patronage, c’est une habitude bien ancrée. Notre collabo, parti en Bretagne, de retour au pays, contribuait largement à cette œuvre !

À 9 heures 30, Mlle Despont enseignait le catéchisme à la première année. Pour ma part, j’ai commencé le caté à 5 ans et j’ai redoublé cette section jusqu’à ce que j’ai l’âge de passer à la suivante. Puis le vicaire, l’abbé Soustrougne, venait dire la messe dans la chapelle aménagée au 1er étage du bâtiment. La 2e année de catéchisme, venue de chez Mlle de Carbonnier et celle de la communion solennelle arrivée du presbytère, gonflaient les rangs. Une fois cette cérémonie terminée, nous les petits, nous pouvions jouer dans la cour.

Dans la 2e bâtisse, une immense salle, séparée du bâtiment précédent par la cour, les cours ménagers dispensés par ma tante étaient commencés depuis  longtemps. Les grandes filles se répartissaient la tâche : une partie d’entre elles était affectée à la soupe, une autre au plat principal (un pot-au-feu, une poule au pot avec sa mique, ou un simple plat de lentilles au jambonneau) et le dernier tiers à la pâtisserie. Cette dernière avait un succès fou.

Les grands garçons participaient en rentrant du bois pour alimenter l’imposante cuisinière. Nous, les petites, nous mettions le couvert.

Maintenant, tout est prêt, on peut s’installer derrière son banc et entonner en chœur « le Bénédicité ». Tout le monde tend son assiette. Les garçons font beaucoup de bruit, ils chahutent trop, Yette intervient pour les calmer. On raconte des histoires : Mlle Vava est la spécialiste, elle nous tient en haleine, elle nous fait rire aussi. Son père, M. Tabanou, était le dernier sacristain du village.

Après le repas, les grandes filles font la vaisselle, lavent les tables, balaient. Yette astique la cuisinière, il faut qu’elle soit prête pour le prochain jeudi. Pendant ce temps, les garçons et les filles font la ronde en chantant dans la cour du patro. Mlle Despont se joint à nous ; elle dit que cela fait digérer.

 

Yette est sur le perron, le cours de couture et de broderie va commencer. Séverine, ma voisine, Micheline, une couturière, une ancienne du patronage, sont venues encadrer les débutantes. Les garçons sont dehors, ils jouent au ballon dans le pré attenant à la cour.

Les petites filles sont tout de suite initiées aux points élémentaires de la couture et de la broderie : les ourlets, les petits plis, le point de tige, le point de chaînette etc. À côté d’elles, les grandes filles se désolent avec une boutonnière ou une reprise. Micheline et Séverine rattrapent les maladresses et conseillent. Mlle Despont nous parle de la vie de Bernadette Soubirous et de Lourdes ou nous raconte des histoires entendues, autrefois, le soir à la veillée. Tout se déroule dans la joie et la bonne humeur. Cependant, Yette sort souvent pour voir ce que font les garçons : des mises au point sont nécessaires.

Puis, c’est l’heure de se séparer, on range tout. Mlle Despont entonne un chant dédié à la Vierge et, tous ensemble, garçons et filles, nous reprenons en chœur. La journée a été bien remplie : demain, école !

Le dimanche, le patronage est représenté à la messe de 11 heures après le catéchisme. Nous sommes rassemblés autour de l’harmonium, tenu par Mlle Despont ou Mlle Vava. Yette conduit les chants en français et en latin. Les garçons se battent pour avoir les places d’enfants de chœur : on ne les reconnaît pas tant ils sont beaux dans leurs habits blanc et rouge.

Je m’installe toujours à la même place, entre l’harmonium et le monument aux morts de marbre blanc dédié aux morts de la guerre de 14-18. L’inscription « André Maraval » me tourne la tête et je suis obligée de porter mon regard ailleurs car ma compassion, trop intense, va me faire « tomber dans les pommes ».

 

L’abbé Soustrougne, va être nommé curé dans une autre paroisse. Avant de partir, il veut organiser une grande fête des provinces de France et, pour cela, il fait appel au patronage. De nombreux jeunes répondent présents, garçons et filles, entre 2 et 21 ans.

 

 

                

 

                          Me voilà avec mon petit voisin, Jean-Marie Gomez

 

 

groupe

 

 

La réussite a été totale et nous en avons tous gardé un bon souvenir

 

Mais il n’y a pas que le patronage ! L’école et les deux dernières années de maternelle, comme je l’ai déjà dit, je ne m’en souviens pas. Par contre, je me souviens de mes escapades au Bugue. Ma tata Guégué, surnom de Raymonde, je ne sais pas donner d’explications, a obtenu l’autorisation de sa patronne et a décidé de m’emmener chez Mlle Lescombe. Nous sommes parties à bicyclette mais la côte est rude. Elle a dû descendre de vélo et tirer la charge, avec moi sur le porte-bagages, pendant au moins deux bons kms. Arrivées à « petit bout », une longue descente a permis à Raymonde de remonter sur le vélo et j’ai eu alors l’impression de m’envoler.

Nous sommes entrées dans le grand appartement de la rue de Paris. Mlle Lescombe m’impressionnait, je la trouvais très grande et maniérée. Le parquet était ciré plus que de raison, je devais emprunter les patins et, à chaque pas, je craignais de perdre l’équilibre. Les escaliers étaient une véritable épreuve. Je restais sage comme une image, mais j’essayais de me glisser dans le magasin. Là, des vendeuses très gentilles servaient les clients et je m’amusais des mimiques des uns et des autres.

Je dormais avec ma tante et, le soir, je devais aller souhaiter une bonne nuit à Mlle Lescombe. Elle me faisait peur ! Elle avait sur la tête un bonnet de nuit en dentelle et, dessous, je devinais des bigoudis. Elle me rappelait l’image que j’avais vue dans le livre du « Petit chaperon rouge » : le loup ayant pris la place de la grand-mère dans le lit, prêt à sauter sur le Petit chaperon rouge.

Un jour, j’ai suivi la demoiselle dans la salle de bains, elle avait besoin de rafraîchir son maquillage. Je l’avais bien observée et, dans l’après-midi, je suis montée me maquiller ; poudre, rose aux joues, bâton de rouge à lèvres et parfum. Revenue en bas, j’ai fait sensation ! Ma tante et Mlle Lescombe ont poussé de grands cris et il a fallu que je remonte dans la salle de bains, contrainte d’effacer mon œuvre.

Je suis souvent revenue chez Mlle Lescombe. Une fois, je suis partie au Bugue, avec M. et Mme Labrousse, marchands d’oies et de canards de Saint-Cyprien, allant vendre leurs volailles à la foire. J’étais installée à l’arrière de la fourgonnette au milieu des cages des animaux et quand je suis arrivée chez Mlle Lescombe, j’étais recouverte de duvet. Ma tante ne parvenait à me le sortir de la tête, aussi elle m’a emmenée chez le coiffeur, juste en face du magasin de chaussures et là, un monsieur m’a fait un shampooing. Un jour, j’ai fait la connaissance de Serge, le fils adoptif, de la commerçante. Il était beau et gentil ; il devait avoir au moins 6 ou 7 ans de plus que moi.

 

Le 28 ou 29 octobre 1949, avec beaucoup de précautions, mon père m’a appris le décès d’un homme que j’admirais : Marcel Cerdan. J’étais avec mon grand-père Arthur et mon père, quand ils écoutaient religieusement tous ses matchs, rediffusés à la T.S.F. et ils m’avaient communiqué leur enthousiasme. Je voyais très bien qui il était pour l’avoir vu sur le journal de mon père et je le considérais comme une gloire nationale. J’étais folle de lui !

C’est décidé, je n’aimerai plus personne car ceux que j’aime, meurent tous.

 

Noël 1949, je m’en souviens très bien. J’avais commandé au Père Noël, une poupée. On a dû me coucher de bonne heure car, au milieu de la nuit, je me suis réveillée, je me suis levée et je suis allée voir sur le palier s’il y avait un cadeau pour moi, sous le sapin.

Il y avait une grande boîte et des petits paquets. J’ai délicatement ouvert la porte de la chambre de mes parents, pour leur annoncer que le Bonhomme Noël était passé.

La chambre était vide et le lit n’avait pas été défait. Je trouvais ça étonnant ! Je suis alors descendue ; personne dans la petite salle à manger, personne dans la cuisine. Mais là, j’ai entendu du bruit venant du conduit de la cheminée ; des gens parlaient fort et j’ai reconnu le rire de mon père.

J’ai oublié de vous dire que Louis, le garde-champêtre, avait pris sa retraite et il était parti avec sa chère Célestine. Oh ! Célestine, je l’ai beaucoup regrettée. Quand elle m’embrassait, j’avais l’impression qu’elle dégustait un bonbon exquis. Ils se sont rapprochés de leur fille, Nini, l’amoureuse de père de l’école maternelle. Mais, nous en reparlerons.

 

Le nouveau garde-champêtre, Pierre Roger, habitait maintenant là avec sa femme, Jeanne, et ses deux garçons, Jean-Pierre et Yves. Incontestablement, mes parents étaient chez eux. Je suis remontée, je me suis habillée, j’ai ouvert la grande boîte et j’ai découvert une très belle poupée presque aussi grande que moi.

Personne n’a été étonné de me voir arriver et nous sommes revenus chez nous, au petit matin.

 

Le lendemain, 25 décembre, une mission m’attendait. Je devais accompagner ma grand-mère Yvonne à la perception du village où habitait toujours ma cousine Jackie. Mon grand-père n’avait pas voulu venir et ma tante Jeannette, pas davantage.

- « Achille, viens ! Fais-le pour ta fille. »

Non, mon grand-père n’était pas volontaire pour se faire humilier ; ma grand-mère marchait comme si elle allait à l’abattoir. Arrivées à destination, nous avons été accueillies, dans la grande salle à manger parfaitement décorée pour l’occasion. Un immense arbre de Noël trônait dans un coin, ils avaient des invités. Ma grand-mère m’a dit, en sortant, que les convives étaient, l’entreposeur des tabacs, M. Bru, sa femme et Pierrette, sa fille.

Ma cousine faisait la sieste, nous ne l’avons pas vue. On nous a servi une grosse part de gâteau que ma grand-mère n’arrivait pas à avaler. Pour l’excuser, j’ai dit :

- « Vous ne savez peut-être pas que nous avons déjà mangé. »

Mes paroles ont déclenché un grand éclat de rire. Tout ce que nous disions, était caution à provoquer des rires ; on nous prenait pour des idiotes.

Ma grand-mère a laissé le cadeau pour Jackie,  un petit Jésus en sucre, installé dans un sabot en chocolat noir, le même cadeau que le mien.

 

J’ai laissé ma grand-mère devant chez elle et, avant de prendre l’escalier, elle m’a remerciée pour ma gentillesse. J’en avais gros sur la patate pour elle.

 

 

                                                                           

 

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26/05/2023
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