Article du jour
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, sous la Grande Révolution. Voyage dans le Nouveau Monde, par Françoise Maraval
CHARLES-MAURICE de TALLEYRAND-PÉRIGORD
SOUS LA GRANDE RÉVOLUTION
VOYAGE DANS LE NOUVEAU MONDE
Le port de Philadelphie en 1750 par John Carwitham
Le 2 mars 1794, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord s’embarque sur le William Penn en partance pour Philadelphie ; il part avec un peu plus de 8 300 dollars en billets de change prêtés par son ami Narbonne et plusieurs lettres de recommandation.
Son valet Joseph Courtiade, un Gascon à son service depuis déjà quinze ans, est avec lui. Courtiade est un modèle de valet de comédie, omniprésent, astucieux, débrouillard et fidèle ; il est pour Charles-Maurice ce que Passe-partout est à Philéas Fogg.
Charles-Maurice débarque à Philadelphie au milieu du mois d’avril 1794. Il va y rester près de deux ans et demi, bon gré mal gré, dans ce pays qui vient de naître, immense, aux frontières encore mal dessinées et qui ne compte que quatre millions d’habitants.
Charles-Maurice est là pour y faire des affaires ; Alexandre Baring ne cache pas son admiration :
« J’ai beaucoup vu M de Talleyrand quand il était ici. Il a voyagé dans tout le pays avec un œil très averti et va plus loin qu’aucun de ses compatriotes ; ses remarques à Lansdowne se révèlent remarquablement justes et pertinentes et je n’ai jamais rencontré personne capable comme lui de tirer aussi bien parti de ce qu’il a vu et entendu. C’est un intrigant de premier ordre qui, sûrement, jouera prochainement un grand rôle … en France. Son caractère, par sa réserve, est à l’opposé de celui de ses compatriotes. Son ambition, quel que soit le terrain où il se placera, est de faire de l’argent et, peut-être, ne sera-t-il pas trop scrupuleux sur les moyens. Dans une de mes conversations avec lui, il s’est longuement arrêté sur les occasions de spéculer en France et m’a fait des ouvertures. Je suis parfaitement de son avis et j’ai une haute opinion de ses capacités, mais je doute de son honnêteté. »
À son arrivée à Philadelphie, Charles-Maurice découvre un pays bien différent de ceux dont il avait l’habitude. Dans les premiers mois, il éprouve un vrai plaisir au contact de la société américaine. Sa réputation le précède et, pour une fois, ne le dessert pas.
« J’ai trouvé ici, parmi les gens que je ne connaissais pas, des regards de bienveillance qu’il y avait longtemps que je n’avais rencontrés. »
Il fascine les Américains par ses manières d’Ancien Régime et par l’ampleur de ses connaissances. Mais G. Washington refuse de le voir malgré la lettre de recommandation de son ami Lansdowne. Car, si les Américains lui font bon accueil, les autorités françaises en poste aux États-Unis, le poursuivent de leur haine révolutionnaire.
Très vite, il évalue les forces et les faiblesses du pays. La liberté et l’égalité des cultes, l’absence de haine politique, le pragmatisme et le goût des affaires des Américains sont un atout de taille.
« L’affaire de tout le monde est d’augmenter sa fortune, écrit-il à Lansdowne. L’argent est le seul culte universel ; la quantité qu’on en possède est la seule mesure de toutes les distinctions. »
Mais le numéraire manque, les Américains préfèrent le commerce à l’agriculture et à l’industrie, la main-d’œuvre est rare et chère, le mouvement des affaires est sans proportion avec la réalité économique d’un pays qui est encore « dans l’enfance des manufactures ».
Et puis Charles-Maurice a de belles intuitions ; il souligne l’importance et l’avenir des échanges entre les États-Unis et les Antilles françaises et anglaises, d’autant plus que, quel que soit son gouvernement à venir, la France ne pourra plus revenir à son ancien système d’exploitation de la canne à sucre, depuis l’interdiction de l’esclavage dans les îles. Il pressent l’essor de New York qui ne compte alors que 10 000 habitants, loin derrière la capitale fédérale, Philadelphie, et lui prédit la première place financière et commerciale du pays. C’est là, selon lui, que doivent s’installer les maisons correspondantes des grandes banques européennes. Par ailleurs, sa position centrale, « la facilité et la bonté de son port », une grande rivière qui favorise les communications intérieures, sont autant d’éléments favorables à ses yeux.
Gravure de New York au XVIIIe siècle
La lettre au marquis de Lansdowne dans laquelle il développe ces idées, à des allures de traité d’économie politique, est aussi un instrument de propagande destiné à être lu par les amis du destinataire. Charles-Maurice n’hésite pas à s’y mettre en avant : « Il faut plus de temps et de réflexion que n’en emploie un voyageur ordinaire pour découvrir que … l’Amérique est … tout anglaise : c’est-à-dire que l’Angleterre a encore tout avantage sur la France pour tirer des États-Unis, tous les bénéfices qu’une nation peut tirer de l’existence d’une autre nation. »
Allant plus loin, il prédit l’hégémonie future des États-Unis d’Amérique en Europe et dans le monde.
« Du côté de l’Amérique, l’Europe doit toujours avoir les yeux ouverts, et ne fournir aucun prétexte de récrimination et de représailles. L’Amérique s’accroît chaque jour. Elle deviendra un pouvoir colossal, et un moment doit arriver où, placée vis-à-vis de l’Europe en communication plus facile par le moyen de nouvelles découvertes, elle désirera dire son mot dans nos affaires et y mettre la main. »
C’est plus que lumineux, c’est prophétique.
Charles-Maurice ne se contente pas de méditer sur l’avenir des États-Unis, il passe aussi son temps à voyager. Son ami Cazenove lui demande en juin 1794 de lui faire un rapport détaillé sur l’état des terrains à vendre dans le Maine, qu’il traverse avec Beaumetz et Jan Huidekoper, en passant par Boston et Newport, en juillet et août. En octobre, il réalise la même enquête dans les back country de l’état de New York, autour d’Albany et jusqu’aux chutes du Niagara.
D’abord sceptique sur les avantages financiers des opérations sur les terrains américains, il finira par s’y mettre pour son propre compte. La question l’intéresse suffisamment pour qu’en dehors de ses deux rapports à Cazenove, il écrive une note et deux mémoires détaillés sur les avantages de telles opérations. Le second de ses deux mémoires, le plus détaillé, lui servira d’argumentaire en Europe pour la revente dans un délai de quinze mois, de 50 000 hectares de terrains en Pennsylvanie achetés à terme à Robert Morris, 10 shillings l’acre. En février 1797, de retour en France, Charles-Maurice lui enverra l’équivalent de 142 000 dollars en lettres de change sur la vente des terrains. C’est sans doute sa meilleure affaire de la période américaine.
En avril 1795, les autorités françaises à New York arment un bateau américain chargé d’approvisionner l’armée française dans les Antilles. Avec Thomas Law, Charles-Maurice sert d’intermédiaire contre une commission de 1 800 dollars.
Talleyrand éprouve un vrai plaisir au contact de la société américaine. Sa réputation, comme partout, le précède et pour une fois, ne le dessert pas : « J’ai trouvé ici, parmi les gens que je ne connaissais pas, des regards de bienveillance qu’il y avait longtemps que je n’avais rencontrés. »
Il fascine les Américains avec ses manières de l’Ancien Régime et par l’ampleur de ses connaissances. Mais George Washington refuse de le voir malgré la lettre de recommandation de son ami Lansdowne. Car si les Américains lui font bon accueil, les autorités françaises en poste aux États-Unis le poursuivent de leur haine révolutionnaire.
Mais Charles-Maurice a des compensations. Quand il est à Philadelphie, l’ex-évêque passe son temps dans la librairie Moreau & Cie ou dans son appartement du premier étage, Front Street, avec les autres membres de la petite colonie française.
Au cours de ses voyages, il fait aussi des rencontres plus civilisées. Près d’Albany, il rend visite, dans le petit village de Troy, à la nièce de sa vieille amie la princesse d’Hénin, Henriette Dillon, mariée au comte de Gouvernet, le fils du comte de la Tour du Pin, l’ancien ministre de Louis XVI et qui vient de mourir sur l’échafaud. Le jeune ménage, qui est parvenu à s’enfuir de Bordeaux pour Boston avec ses meubles, piano et enfants, est sur le point de faire l’acquisition d’une ferme dans la région et cherche à vivre du travail de la terre comme les colons des environs. C’est cette jeune femme de vingt-quatre ans, fille d’une dame d’honneur de la reine, nièce de l’archevêque de Narbonne, élevée à Versailles sous les yeux de Marie-Antoinette, que Charles-Maurice retrouve dans des circonstances pour le moins insolites , en 1794. C’est là que Talleyrand apprend à la fois, la mort de sa belle-sœur Archambaud et la chute de Robespierre. Les de la Tour du Pin resteront des amis proches jusque sous la Restauration.
Il aura l’occasion de leur rendre un service de taille en sauvant chez Robert Morris à Philadelphie, les derniers 25 000 francs de leurs fonds sur la Hollande, la veille de la faillite de ce dernier.
Au fur et à mesure que les mois passent, il ressent de plus en plus l’étrangeté de ce nouveau pays qu’il habite par la force des choses. Il supporte mal l’ambiance un peu parvenue de la bonne société américaine. Il trouve que les Américains dépensent mal. « Leur luxe est affreux. »
Et puis il ne peut s’empêcher de sourire de ces gens pour qui le mariage est le but de la vie, qui n’ont ni amants, ni maîtresses habituelles et qui, pire que tout, poussent le mauvais goût jusqu’à coucher ensemble, mari et femme, dans la même chambre.
Au lieu de cela, on peut voir Charles-Maurice, ex-évêque d’Autun, au bras d’une mulâtresse, dans les rues de Philadelphie.
Françoise Maraval
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Article attendu : Connaissez-vous Trévoux, ce pivot des Dombes, qui a perdu son rang de sous-préfecture en septembre 1926. Ce billet comportera une touche belvésoise sur une cité qui mériterait d'être mieux connue.