Terre de l'homme

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Souvenirs d'enfance par Jacques Lannaud

 

 

Limeuil-Confluent_de_la_Vézère_et_de_la_Dordogne-196510

 

                    Confluence Dordogne-Vézère (Wikipédia)

 

 

Jacques Lannaud reprend la plume pour nous raconter un souvenir d'enfance des années de guerre. Son silence, ces derniers temps, ne signifiait aucunement un éloignement du blog auquel il est très attaché. Le lectorat qui attendait avec impatience ses articles, se réjouira de ce nouveau récit.

 

C.M

 

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En haut de la côte qui me semblait interminable, on arrivait au « Grand Pré », sorte de crête ou de méplat. On prenait à gauche pour gagner l’autobus, dont l’arrêt n’était pas identifié, lequel assurait le trajet de la ligne Sainte-Alvère - Le Bugue, en principe de façon hebdomadaire. Mais, depuis que l’on était en guerre, tout avait changé et ses passages beaucoup moins réguliers. Il arrivait, normalement, entre huit heures et huit heures et demie. Nous l’attendions, ma mère et moi, dans le froid intense d’un jour d’hiver glacial des années 42-43-44 ou sous une chaleur déjà accablante. L’attente se prolongeant, ne voyant rien venir, on faisait demi-tour comme les quelques personnes présentes des fermes alentour perdues dans ce paysage désertique à la végétation semblable à celui des Causses. Petits coteaux à l’aspect aride, terre en apparence ingrate, froide et ventée en hiver, desséchée à la belle saison.

Pas d’eau à proximité ; l’eau y est rare et il faut aller la chercher ; quelques sources sur les penchants voire des puits dans des fermes isolées, vite asséchés en été, la pluie ruisselle au lieu de s’infiltrer dans ces sols durs et caillouteux. Mais le chêne vert y est roi, il s’accroche, résiste aux intempéries ; et, dans certains coins, avec un vieux paysan qui m’amenait avec lui, j’avais eu la surprise de voir son chien renifler au pied d’un de ces petits chênes et creusant ce sol sec couvert de touffes d’herbe sèche, il s’exclamait triomphant : « Des truffes, regarde ! ».

Certes, avec le sentiment de s’être déplacé pour rien, on regagnait la maison et le lendemain ou jours suivants, on apprenait soit que le chauffeur était malade soit que le bus était en réparation pour quelque problème mécanique ou un pneu crevé qu’il fallait remplacer. Mais, cela demandait du temps car les pièces de rechange se faisaient de plus en plus rares et le mécanicien tentait de bricoler la pièce, lui-même, ou il fallait chercher un pneu dans des garages souvent fermés ou le prélever sur un véhicule immobilisé, époque de la débrouille pour se nourrir, communiquer, se déplacer… le système D.

 

Bus gazogène

 

 

Puis, par la rumeur ou le téléphone « arabe », on apprenait que le bus reprenait du service et, nous repartions, retrouvant les mêmes personnes qui se rendaient au marché, chez le médecin ou le dentiste… vendre des produits de leur production agricole : fruits de saison, raves, topinambours, rutabagas voire de la volaille, lapins, lièvres, perdreaux tués par quelque chasseur qui fabriquait ses propres cartouches.

Nous avions fait la montée d’un pas rapide depuis la maison et ma mère me houspillait, me disant « Dépêchons-nous car Mr Busset n’attendra pas. »

Le chauffeur était un ancien d’allure typique avec sa casquette à visière, sa veste bleu-marine décolorée, quelques boutons arrondis et restes de dorure, affable, connaissant, sans doute, mon grand-père boulanger. Il me souriait, me demandant si je n’avais pas trop froid, ajoutant doucement d’un regard complice avec ma mère : « tu vas t’asseoir à côté de moi, tu verras la route, le volant, les instruments, le klaxon… » donc, j’oubliais tout, la fatigue, le froid, l’attente, l’esprit éveillé par la découverte de cette vieille machine toute tremblante au moteur bruyant qui se mettait en marche poussivement. Car, faute de carburant, très rare et réservé aux gendarmes et autres professions prioritaires, l’autobus était équipé d’un gazogène à bois, source de l’énergie propulsive qui lui permettait de rouler. Quand le chauffeur enclenchait la première vitesse, laborieusement, des grincements déchirants se faisaient entendre : « c’est la boîte de vitesse, me disait-il, il faut que je la graisse » ; ajoutant « je me fais vieux, je n’ai plus de bons yeux ». Heureusement, sa voix était couverte par le bruit du moteur mais, pour moi, Mr B. était exceptionnel et je buvais ses paroles. 

On basculait, alors, dans la descente et, à des arrêts connus de lui seul et des personnes du pays, il s’arrêtait pour les faire monter si bien que le bus était rempli à notre arrivée au Bugue. Au bas de la descente, le petit vallon resserré menait soit à Bac-de-Sort, au bord de la Dordogne, large et majestueuse avec ses hautes falaises calcaires d’où l’on découvrait le magnifique cingle de Limeuil où les eaux brun foncé de la Vézère et celles de la Dordogne se mélangent. A l’opposé, l’étroite route s’enfonce dans le vallon rejoignant un hameau isolé signalé par un minuscule panneau ; quant au bus, il poursuivait, brinquebalant, son parcours, sachant que le retour était fixé vers 16h et même plus tôt surtout en hiver où le temps était moins sûr, le soir tombait et le bus était dépourvu de phares.

Trois ou quatre fois, au cours de ces années troubles et dangereuses que, pour ma part, je ne percevais pas ainsi, dans cette descente, le car faisait halte. Nous descendions et prenions un chemin qui nous conduisait à Paunat. Nous allions chez Mr L. « tu as besoin et moi aussi de chaussures » ; beaucoup de monde s’y croisait au cours de la journée. La bâtisse était à flanc de coteau. On prenait nos empreintes plantaires et les 2 ou 3 ateliers sur place nous fabriquaient des chausses à lanières pour l’été ou fermées pour la saison froide. Je traînais, faisais connaissance avec d’autres enfants. A Paunat, nous retrouvions l’instituteur du village, Mr Barnailler, avec lequel ma mère s’entretenait ainsi qu’avec d’autres personnes. Ce n’est que plus tard que j’appris qu’il avait été arrêté par les Allemands puis fusillé. Je compris, alors, que ces rencontres n’étaient pas innocentes et que les maquisards occupaient ces endroits isolés pour se cacher, se préparer avant d’aller faire des coups de main dans le pays. Il y avait là des caches d’armes ou de matériels et des personnes connues et sûres comme les instituteurs …pouvaient servir de relais, informateurs, liaisons entre groupes qui arpentaient ces terres et qui étaient liés au groupe le plus important, celui de René Coustellier dit « Soleil » dont le centre était Belvès et qui joua un rôle important dans la libération de ce territoire au sud de Périgueux.

Au Bugue, on se dépêchait de faire les courses, achetant quelques provisions sur le marché, on mangeait notre sandwich, je restais en compagnie de personnes reprenant le bus avec nous pendant que ma mère finissait ses courses et entretiens sur le marché.

Le gazogène fumait, notre chauffeur enfournait des morceaux de bois à l’intérieur qui se consumaient dans la partie foyer « dégageant un gaz par pyrolyse permettant d’alimenter le moteur « à gaz pauvres », moteur à explosion classique. »(source Wikipédia).

Après plusieurs kilomètres, se présentait la montée de Bac-de-Sort. Le pauvre bus des années trente devenait plus bruyant car notre ami chauffeur rétrogradait les vitesses tout en bougonnant. On se traînait dans la longue côte et le plus redoutable était les arrêts en pleine côte. Alors, Mr Busset prenait la décision de ne pas s’arrêter, poursuivait sa course jusqu’à un méplat afin de soulager le moteur.

Finalement, arrivés au bout, je regardais s’éloigner la vieille guimbarde, impatient de refaire le voyage aux côtés de Mr B.

La nuit était tombée et le froid vif nous saisissait, au cours de ces mois d’hiver. Chargés de paquets, nous redescendions la route dans l’obscurité, dans le silence interrompu, de temps en temps, par quelque cri d’oiseau nocturne. Je frissonnais de peur, regardant furtivement autour de moi si nous n’étions pas suivis ; parfois, je ressentais quelque effroi en voyant des ombres bouger. Mais, au fur et à mesure que l’on descendait, je me resserrais un peu plus vers ma mère car j’apercevais cette masure au bord de la route où brillait une faible lueur ; et, comme on disait qu’il y avait là, un inconnu ou quelque étrange personnage solitaire, je sentais les frissons et la crainte augmenter, au passage devant l’étrange cahute et je jetais un regard furtif vers la faible lumière, presque transi.

J’accélérais le pas, tournant la tête à plusieurs reprises puis, apercevant au loin, la maison à l’entrée du village, je retrouvais le calme et la chaleur du foyer.

 

Jacques Lannaud

 

 

 

 



20/07/2024
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