Terre de l'homme

Terre de l'homme

Rencontre inattendue dans un train en octobre 1910

 

 

 

 

Jacques Lannaud

 

Jacques Lannaud

Aujourd'hui, notre "billettiste" et ami Jacques Lannaud qui, en allant du plateau oriental de la Corne de l'Afrique à la fraîcheur normande de Giverny, a captivé le lectorat, nous emmène, en chemin de fer, dans un des plus prestigieux trains de la Belle Époque*. Dans ces décennies, la France mutilée de deux de ses plus belles provinces, sans le savoir, se prépare à une grande tragédie. Hors du temps, hors des tracas que génèrent les frontières, les appétits et ambitions de suprématie ainsi que les nettes différences sociétales des populations latines, slaves, germaniques, anglo-saxonnes, voire ottomanes, les prestigieux trains dont les noms sont aujourd'hui largement oubliés, en passe-frontières, sillonnent le monde, pas seulement occidental. Le Rome-Express ou le Riviéra-Express ont été balayés de nos repères et si l'Orient-Express, train mythique, survit dans nos références historiques, c'est un peu grâce à Agatha Christie.   

* La Belle Époque est un chrononyme rétrospectif désignant la période marquée par les progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques, principalement en France et s'étendant de la fin du xixe siècle au début de la Première Guerre mondiale en 1914. Le terme correspond pour les Britanniques à la fin de l'époque victorienne et à l'époque édouardienne ; pour les Allemands, c'est le wilhelminisme. L'expression française est comprise et utilisée dans la plupart des pays européens.

 

 

Premier voyage de l'Orient-Express, train de luxe légendaire | RetroNews -  Le site de presse de la BnF

 

L'Orient-Express vers 1910.

 

 

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Les trains sont des lieux de passage et de rencontre : dans les compartiments, dans les couloirs, au wagon-bar, assis sur des sièges aux pattes élevées, on déguste une bière, un crème… un vin blanc, lisant le journal distraitement, discutant des nouvelles du jour avec quelque interlocuteur improvisé. Un lieu où l’on rêve, bercé par le son cadencé et monotone des roues sur les rails, le paysage qui défile comme un film sans fin. Où l’on rêve de ces voyages mythiques qui de Moscou par Perm, Ekaterinbourg, Irkoutsk, les rives du lac Baïkal, rejoint en longeant le fleuve Amour, Vladivostok, au « défunt Orient-Express » qui vous déposait à Istanbul… Ou, tout simplement, à un voyage mémorable que Pierre Merlhiot entreprend en 1963 entre Périgueux et Palerme dont il nous a fait la relation dans un article ( Prendre le train en marche ) et celui de Pierre Fabre nostalgique de l’Orient-Express.

 

Mais, ici, ce dont je vais vous parler, c’est d’une rencontre imprévue entre deux écrivains célèbres qui ne se sont jamais vus, dont la réputation de l’un comme de l’autre, n’est plus à faire : voilà à quoi sert, aussi, le train.

 

 

      «  Le train quitte la gare de Fontainebleau et dans le somptueux compartiment tendu de velours rouge, je me retrouve seul en compagnie d’un homme encore jeune. Une conversation me distrairait de mes furoncles mais son regard est si sévère que je doute de chances ( en attendant, je t’écris, mais, aussitôt mon crayon posé, je me lancerai à sa conquête. )

 Un second voyageur qui vient de descendre, était, imagine-toi, mon voisin de table au salon algérien du Train bleu, là où tu m’as laissé tout à l’heure. Malgré la chaleur qui régnait au restaurant, il n’avait pas quitté sa pelisse à col de loutre. Il était très pâle, soigné à l’extrême et d’une tenue compliquée, presque touchante, qui laissait deviner plusieurs gilets sous la chemise. Son visage semblait figé, mais sous deux paupières mi-closes, ses yeux étaient aux aguets, et il s’en échappait un regard gourmand.

A vingt minutes du départ de mon train, je me mis à héler le garçon. Trois tentatives ne me suffirent pas à capter son attention. C’était un jeune homme aux cheveux blonds coupés court, haut de taille et très sûr de son affaire. L’inquiétude commençait à me gagner, car entre la descente pénible des grands escaliers, la traversée du hall et l’accès au quai , je comptais qu’il me faudrait dix minutes, cinq minutes encore pour choisir une place dans un compartiment peu encombré, si bien qu’il ne m’en restait plus que deux pour payer. Mon voisin de table vit alors mon trouble, et avec une grande autorité, tête en arrière, esquissa un geste en direction du garçon. Un instant plus tard, le gaillard était devant lui, quasiment aux ordres.

         -Monsieur voudrait payer, je crois, et moi aussi, dit mon voisin d’une voix sourde.

  Je payai le garçon et me levai avec difficulté.

  - Permettez-moi de vous remercier, dis-je à mon voisin. Quel est votre secret ?

  - Une longue habitude des garçons, sans doute ! répondit l’homme en esquissant un sourire.

Il avait prononcé la phrase en deux temps, reprenant son souffle après « garçons », d’une voix qu’un léger sifflement des bronches voilait, ce qui surprenait chez un homme aussi jeune. Il remarqua que je me déplaçais avec peine.

                     -Vous souffrez, cher Monsieur ?

                     - Une furonculose mal placée.

Il esquissa une grimace de douleur.

                   - Quel train prenez-vous ?

                   - Celui de Prague.

                   - Alors nous voyagerons ensemble jusqu’à Fontainebleau, le premier arrêt, je serai ravi de poursuivre notre échange jusque là.

Il semblait calquer le rythme de ses phrases sur celui de sa respiration et je me dis que c’était peut-être pour en masquer l’essoufflement. Arrivé au wagon, il s’installa face à moi, près de la vitre du couloir. Seul un autre voyageur occupait le même compartiment, celui au regard sévère dont je t’ai parlé plus haut.

Mon voisin du train Bleu posa sur moi ses yeux mi-clos avec un aplomb qui me gêna beaucoup. Je rompis le silence par embarras.

                - Savez-vous, j’aurais raté mon train. Vous avez interpellé le garçon avec une telle autorité !

                - Ah ! L’autorité… c’est le père !

C’était comme s’il comptait sur la douceur de son regard pour rattraper  la condescendance de sa voix.

               - J’avoue ne pas comprendre , lui dis-je !

L’homme me fascinait.

               - Mais oui, dit-il,le père, c’est lui qui nous autorise à user de la violence !

               - N’étais-je pas plus violent que vous ? Votre geste était à peine esquissé…

               - Il n’y a pas d’autorité sans violence sous-jacente, vous êtes un voyageur de passage, que risque le garçon à vous déplaire, je suis français, peut-être proche des gens haut placés, me mécontenter pourrait lui valoir un blâme, qui sait, lui coûter sa place, je ne m’agitais pas, c’est vrai, mais n’est-ce pas au calme que se mesure l’autorité, et puis..

Je le coupai avec impatience :

                - Mais quel lien avec le père ?

                - Mon père ne m’a jamais imposé le devoir de reconnaissance, c’était un grand médecin, un homme très doux et très bon, qui estimait que je ne lui devais rien, alors qu’aujourd’hui encore, je sais ce que je lui dois, mais il m’a libéré de toute dette, et si l’on est sûr de n’être redevable de rien, cher ami..on est prêt à tuer le cœur léger…

Je ris de bon cœur, ce qui eut pour effet de l’interrompre de nouveau. Le train commençait à ralentir. Il poursuivit :

                 - Mais, me voici arrivé, je rentrerai à temps pour mes fumigations, j’espère, sans lesquelles, savez-vous, je ne pourrai pas même faire deux pas ; mais y penser me soulage déjà.

Je lui demandai le motif d’un voyage si court.

                  - Je dois faire un repérage ( à ma mine, il comprit que l’expression m’était inconnue et il enchaîna ), pardonnez mon jargon, je cherche un modèle pour décrire une ville de garnison, je suis écrivain, autant que ma santé me permet de l’être. Et, vous-même, exercez-vous une profession ?

 J’hésitai à lui parler de mes essais d’écriture car, déjà, le train arrivait en gare et à vrai dire, le courage me manqua .

                  - Je suis juriste au service des contentieux d’une société d’assurances, la Generali, établie à Prague depuis longtemps. Quel sera le sujet de votre livre ?

                  - Rien d’original, hélas, l’histoire d’un homme que le destin, tour à tour, accable et favorise, une espèce de roman, mais pas vraiment un roman. Comme je regrette que nous nous quittions ici !

Il me sourit. Je me levai pour le saluer. Son teint me parut plus pâle encore qu’au Train Bleu.

                 -J’espère que votre santé s’améliorera promptement et vous laissera tout à l’écriture, lui dis-je.

               - On ne guérit jamais, cher ami, on apprend à vivre avec ses maladies !

               - En tout cas, moi, votre compagnie m’a soulagé de mes douleurs ! Elle a conduit ma pensée sur des chemins surprenants. Permettez que je me présente, Dr…..

L’homme posa son regard sur le mien et l’y arrêta, comme si une amitié nous liait depuis longtemps.

                - J’espère que l’occasion nous sera offerte de nous revoir, me dit-il, en retenant ma main dans la sienne.

Je lui dit que je l’espérais aussi. Ce n’était pas un mensonge ; l’homme était d’un charme ensorcelant et son regard exprimait autant de douceur que de domination.

                - Mon nom est … ? dit-il. Bonne fin de voyage, bonne guérison, à bientôt !

Les élancements ne me lâchent pas ,mon cher, je suis trempé de sueur et dois bien avoir quarante de fièvre. Comme le wagon est en tête de train, impossible d’ouvrir une fenêtre sauf à vouloir être couvert de suie. Je te laisse, je dois replacer les carrés de gaze sur les furoncles, la herse reprend sa besogne. »

 

Jacques Lannaud

 

Avez-vous reconnu ces voyageurs ?



16/08/2021
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