Terre de l'homme

Terre de l'homme

Se jeter dans la gueule du loup

 

Russie gare de Koursk

 

 

                                       Arrivée du général de Gaulle à la gare de Koursk Moscou

 

Maintenant, l’hiver avec sa froidure et ses vents glacials déferle sur les plaines immenses de l’Ukraine couvertes d’une couche de neige verglacée, immobilisant la nature et compliquant la vie des gens pris dans une guerre épouvantable et meurtrière.

A quand la cessation des combats alors que cette terre généreuse et fertile est ravagée par la mitraille ; villages, immeubles, arbres portent des blessures qui défigurent le paysage, des tranchées ont été creusées et on nous parle d’un Verdun du XXIe siècle, l’histoire serait-elle en train de recommencer ?

Comment entamer des négociations, renouer un dialogue brisé avec un tyran froid, obstiné, manipulateur, décidé à ce que l’Ukraine revienne dans le giron de l’Empire russe dont elle n’aurait jamais dû se séparer selon lui, pourfendant la révolution Orange à l’origine de la démocratie à l’occidentale et de la liberté instaurée dans ses institutions, tout cela, bien sûr, défiant le régime dictatorial poutinien.

Les discussions sur le sujet sont vouées à l’échec et les timides tentatives se sont brisées sur une détermination sans faille au risque d’y laisser un peu de sa superbe.

Rien à voir avec le voyage risqué et plein d’embûches, long voyage à travers une Europe détruite et meurtrie, destiné à replacer la France dans le concert des nations victorieuses, un voyage à la rencontre d’un dictateur impitoyable, souillé du sang de son propre peuple dont on pouvait se demander si ce n’était pas se jeter dans la gueule du loup.

Américains, Russes, Britanniques se partageaient l’Europe ; de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République française, reconnu le 23 octobre 1944 par les Alliés, se sentait en position de faiblesse, n’ayant pas toujours l’écoute d’un Roosevelt ou d’un Churchill, se sentant, parfois, écarté. C’est alors qu’il juge le moment opportun de se rendre à Moscou.

De Gaulle avait le sentiment qu’on allait régler le sort de la France dans son dos et, donc, il éprouva le besoin de discuter avec ce redoutable tsar à la tête de l’Empire soviétique, héritier de Lénine et de la révolution bolchevique, dirigeant son pays d’une main de fer et trempée de sang.

L’ambassadeur russe Bogomolov, représentant officiel du gouvernement soviétique auprès du CFLN, transmet sa demande qui obtient le feu vert du maître du Kremlin.

Le 24 novembre 1944, la délégation française prend l’avion pour Téhéran via Le Caire ; car, il fallait éviter de survoler l’Allemagne où des combats se déroulaient à l’Est ; puis, des bords de la mer Caspienne, gagner depuis Bakou, Moscou par le train de luxe mis à sa disposition.

Au total, le voyage durera trois semaines, le voyage en train trois ou quatre jours, traversant le vaste champ de bataille de Stalingrad et la délégation arrive à Moscou, le matin du 2 décembre 1944, par un froid glacial.

Viatcheslav Molotov, ministre des Affaires Etrangères, bien connu des chancelleries car c’est un pur produit de l’ère soviétique, l’attend, entouré de commissaires du peuple et de généraux. Une foule commanditée par le régime applaudit, les hymnes retentissent ; puis, le général prend la direction de l’ambassade de France car il ne veut pas loger dans un de ces palais truffé de micros, à savoir la Maison des Hôtes de l’URSS. Il en résultera que le premier accueil du chef du Kremlin sera plutôt froid.

 

Fréquemment, il ira sur les hauteurs de la ville au Mont des Moineaux découvrir Moscou, endroit d’où Napoléon assista à l’incendie de la ville en bois déclenché par les résistants russes et qui présageait la retraite désastreuse de la Grande Armée à l’automne 1812.

 

Au Kremlin, il découvre les fastes des palais russes, passe sous le tableau sanglant représentant Ivan le Terrible assassiné par son fils, est accueilli par Staline parmi des dignitaires russes de la Nomenklatura, accompagné par Georges Bidault et  ses proches conseillers. Il sait que Staline est comme Néron, assoiffé de pouvoir, imprévisible, cruel, gouailleur, provocateur, ironique et ténébreux, avec des yeux malicieux, vifs, méfiants et qu’il est auréolé de sa victoire sur les nazis, vainqueur incontesté de la Wehrmacht.

 

Première rencontre officielle dans une vaste pièce autour d’une grande table, les yeux baissés, il gribouille des papiers, impassible, écoutant son interlocuteur français, refusant de s’engager sur le devenir de l’Allemagne et laisse entendre qu’il ne faut pas compter sur lui pour son grand dessein allemand s’agissant de la Ruhr et de la Sarre, rien ne serait décidé sans consultations avec Roosevelt et Churchill. Les espoirs de de Gaulle s’envolent, auquel il signifie que les frontières de la Pologne devront s’étendre jusqu’à l’Oder et la Neisse à l’Ouest et le maître des lieux propose, simplement, un accord pour prévenir toute nouvelle agression allemande. Pas grand-chose pour un si long et périlleux déplacement. Quelques réflexions fusent : « Ce doit être bien difficile de gouverner un pays comme la France où tout le monde est si remuant » ou encore « si j’étais à votre place, je ne mettrais pas Thorez en prison. La France soutient-elle l’indépendance polonaise ? Pourquoi prenez-vous la même position stérile que l’Amérique ou la Grande-Bretagne ? Nous attendons de vous que vous agissiez avec réalisme et dans le même sens que nous. » Il plaide pour le « Comité de Lublin » constitué de communistes polonais à sa botte car il veut que ce soit le futur gouvernement du pays mais il n’obtient pas l’aval du général.

 

Deuxième séance au soir du 6/12 : les Soviétiques déclarent avoir tenu les Britanniques informés et suggèrent plutôt que de signer un traité avec la France d’envisager un pacte tripartite.

De Gaulle sent le piège, le beau rôle reviendrait à la Grande-Bretagne et à la Russie. Furieux, il refuse d’assister à la visite touristique prévue par ses hôtes mais, le soir, se rend à l’entretien prévu avec Staline qui ne lui reparle pas de l’affaire.

Des négociations se déroulent entre les deux délégations : une dernière invitation est adressée à la délégation française pour un dernier banquet, au soir du 9 décembre, dans la salle Catherine du Kremlin. La soirée se prolonge ; le général, morose, car il n’y a toujours pas d’accord, est assis aux côtés de Staline qui observe de Gaulle, « se donne l’air d’un rustique, d’une culture rudimentaire, appliquant aux plus vastes problèmes les jugements d’un fruste bon sens. »

 

russie staline

 

 

                                                Staline fumant sa pipe Dunhill

 

Il arrose bien sa soirée, buvant des verres de vin de Crimée, parle avec l’Américain Averell Harriman ; la soirée suit son cours quand, subitement, Staline offre des toasts à ses généraux et à ses ministres. Trente fois, le dictateur se leva pour saluer d’abord ses hôtes français, américains et britanniques puis ses ministres, ses généraux, ses ingénieurs. « Chaque fois, le petit Staline s’avance vers eux en se dandinant. Arrivé au maréchal d’aviation Novikov, il fait l’éloge de ses talents puis, soudain, s’exclame : « Et, s’il ne travaille pas bien, nous le ferons pendre ! »

Aux diplomates présents, il s’exclame que s’ils ne trouvent pas un accord, rapidement, ils seront tous fusillés. Alors, au moment où l’on sert café et cognac, dans une autre pièce, pointant du doigt Boulganine, il crie : « Allez chercher les mitrailleuses ; liquidons les diplomates. »

Guerre psychologique, bien sûr, mais de Gaulle n’est pas dupe et s’écrie assez fort, lui aussi, pour qu’on l’entende, s’adressant au diplomate américain, Averell Harriman, en lui désignant Boulganine du doigt : « Est-ce l’homme qui a arrêté autant de généraux russes ? »

La soirée continue, un film est projeté de propagande anti-allemande puis un dessin animé avec Donald Duck chez Hitler.

De Gaulle se lève, excédé de la recherche vaine d’un accord, prend congé rapidement et annonce qu’il repart, le lendemain matin, pour la France, laissant deux négociateurs pour poursuivre les pourparlers.

Un coup de poker réussit : à deux heures du matin, un projet d’accord est trouvé : il l’accepte.

 

russie pacte

                                        Signature du Pacte franco-soviétique au Kremlin

 

Le texte est signé à 4h du matin, dans le bureau de Molotov, en présence de Staline qui murmure à son ministre que les Français ont été plus malins que lui.

Après un dernier déjeuner et des toasts supplémentaires, la délégation française quitte Moscou, en fin de matinée.

De Gaulle rentre à Paris avec en poche le fameux pacte franco-soviétique qui reconnaît la France comme puissance alliée ayant participé à la victoire sur le Reich. Un pas important et inespéré tenant compte de la place et du retour de la France dans le concert des Nations.

 

De Gaulle décrira un homme « au charme ténébreux, humainement tout seul, un dictateur tapi dans sa ruse qui aimait la Russie à sa manière. Tout, chez lui, était manœuvre, méfiance et obstination. »

 

Dans le train de retour qui l’emporte, il déclare à un des collaborateurs :

« Ce n’est pas la domination d’un parti, pas celle d’une classe, mais celle d’un seul homme. »

 

 

 

accord de Yalta

 

 

                                     La réunion de Yalta entre Roosevelt, Churchill, Staline

 

Contribution de Jacques Lannaud

 



29/01/2023
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