Le cul sur la selle par Jacques Lannaud (partie I)
Montaigne à cheval - page de couverture de l'ouvrage de Jean Lacouture
Sentiers, chemins de terre souvent défoncés sillonnaient le royaume d’est en ouest, du sud au nord, parfois se confondant dans le sud de la France avec les célèbres « vias romaines », la Via Agrippa reliait Lyon à Boulogne/mer, la Via Domitia au Sud.
Le Moyen-Age des XIVe-XVe siècles vit l’essor des voies de communication où se croisaient des gens de tout genre, à pied, montés à cheval, sur une mule ou un âne, charrettes, chariots brinquebalants tirés par des bœufs ou des chevaux chargés de marchandises se rendant pour la plupart à des points de regroupement qui deviendraient des marchés.
La route pour le voyageur, sur ces voies encombrées et peu sûres, était dangereuse par les rencontres qu’on pouvait y faire, le désordre, les encombrements, les retards occasionnés selon les itinéraires empruntés et gagner avant la nuit un hébergement ou un lieu sûr, était d’une sage prudence.
L’insécurité fréquente dans des endroits propices aux guets-apens s’était accrue, démesurément, en raison des troubles apportés par les guerres, la misère et des bandes incontrôlées de brigands et de pillards qui ravageaient les campagnes.
Mais, après cette guerre ravageuse et destructrice de Cent ans, après la grande Jacquerie de 1358, le petit peuple victime d’exactions répétées, de pillages, de viols voire massacres et pénuries, n’ayant pu compter sur la protection des seigneurs locaux censés les protéger, conséquence de leur propre situation économique et financière désastreuse, de l’effondrement des droits fiscaux locaux qui permettaient au seigneur d’entretenir une escouade armée chargée de faire régner l’ordre, d’échapper à ces bandes d’écorcheurs et de voleurs, de médiocres séries de récoltes, le tout les avait affaiblis au point d’être aussi exposés que leurs manants ou vilains chargés de faire prospérer le domaine et d’enrichir le seigneur.
Les défaites anglaises successives infligées par Jeanne D’Arc et Charles VII survinrent, opportunément, pour relancer les activités, mettre un terme à la sous-alimentation facteur de rachitisme, scorbut et autres carences jusqu’à la famine dont avait souffert tout ce peuple miséreux ; maintenant, l’heure était à panser les plaies laissées par tous ces fléaux et faire renaître l’espérance.
Tout naturellement, la route devint un axe central ; certes, y sévissaient, encore, quelques bandits de grand chemin, détrousseurs de jupons et de bourses ; mais, depuis l’apparition d’auberges-étapes, de relais de postes à l’initiative du roi Louis XI où des soldats de régiments du roi ou quelques autorités de passage faisaient halte pour se désaltérer, se restaurer, coucher, changer de monture ; on se méfiait, de plus en plus, d’une surveillance des passages, d’éventuels espions ou indicateurs au service des gens du roi.
Marchands, fournisseurs, commerçants, bateleurs, paysans, artisans, éleveurs, maquignons, jongleurs, musiciens, marchands de rêve…et de pacotilles se concentraient sur les marchés devenus des centres d’affaires voire de bonnes affaires ou d’arnaques pour certains venant des quatre coins de l’horizon.
Marchés et foires réputés, lieux d’échanges et de commerce où l’Europe du Nord, du Sud et autres horizons se côtoyaient, se mêlaient à ceux des contrées proches ou plus distantes : commerces des étoffes, des dentelles de Flandres, des laines anglaises, des vins du Rhône ou de Bourgogne, soie, épices… en pleine expansion, sans compter celui des céréales, de la viande, des animaux domestiques, l’ensemble n’échappant pas à une certaine surveillance des représentants royaux et aux taxes locales, ce qui n’empêchait pas une économie souterraine active. Une véritable Tour de Babel où Allemands, Italiens, marchands d’Europe Centrale ou de l’Est et autres marchands venus de loin attirés par le volume des affaires traitées, comptaient s’en sortir avec une bourse plus gonflée qu’à l’arrivée.
Mais, si la situation s’était apaisée, les prémices d’une période instable et dangereuse réapparaissaient dès 1517 avec le moine allemand Martin Luther qui avait entrepris une réforme radicale de l’église catholique qui allait entraîner l’Europe dans un courant d’intolérance jamais vu débouchant sur les guerres de Religion, huit guerres civiles qui éclateront entre 1550 et 1598.
Choisir ce moment-là, pour partir en voyage à travers l’Europe, c’est la question fondamentale qu’a dû se poser notre hobereau périgourdin âgé de 47 ans qui décida d’affronter le monde extérieur plein d’embûches, voyage de plus de 3000 kms entre le 22 juin 1580 et le 30 novembre 1581.
Seul dans sa tour dont il avait gravé les poutres de citations gréco-latines, il lui était arrivé d’entendre à proximité, des tirs de mousquets et d’arquebuses, les éclats métalliques des combats rapprochés, à l’épée ou au sabre, les cris stridents des cavaliers lancés au galop mais, bien que redoutable, sentant la vieillesse venir, malgré la gravelle et les douleurs néphrétiques qui le tourmentaient, de laisser son épouse et ses enfants et son havre de paix, il fallait entreprendre ce voyage et laisser tout en plan. Son vrai départ se situe, en réalité, à Saint-Maur-les-Fossés où il va rencontrer le roi Henri III pour lui remettre sa version des « Essais ». Puis, il entreprend son chemin vers l’Est, vers l’Allemagne et les villes d’eau thermales (Plombières, Baden-Baden) pour profiter des cures et traiter sa lithiase rénale, arrive à Augsbourg, descend sur Innsbruck en Autriche et gagnera, ensuite, Venise, Bologne, Florence, Sienne, Rome.
« ..Je n’ai jamais aimé d’aller qu’à cheval..si les destins me laissaient conduire ma vie à ma guise je choisirais à la passer le cul sur la selle. »
Michel de Montaigne
On tenta de le dissuader mais il répond :
« l’amitié maritale.., c’est une intelligence qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance et que l’assiduité blesse. Nous n’avons pas fait marché en nous mariant de nous continuellement accoués l’un à l’autre d’une manière chieninne. Et ne doit une femme avoir les yeux si gourmandement fichés sur le devant de son mari qu’elle n’en puisse voir le derrière, où besoin est. »
Du Montaigne tout cru et plein de saveur. Il fuit, peut-être, une vie devenue monotone et casanière dont l’érudition est au centre mais il rêve d’aller jusqu’en Italie, voir les vestiges romains, les palais de marbre, le Colisée, la colonne Trajan, le Forum avec le Sénat où fut assassiné Jules César, lieu symbolique du sigle S.P.Q.R. « Senatus populusque Romanus » ("Le Sénat et le peuple romain unis", abréviation qu’utilisent les Romains pour désigner leur Etat) revivre l’histoire antique de Rome sur place.
« Le voyager me semble un exercice profitable. Je me tiens à cheval sans démonter, tout coliqueux que je suis, et sans m’y ennuyer, huit et dix heures…j’aime les pluies et les crottes, comme les canes…...tout ciel m’est un. Je ne suis battu que des altérations internes que je produis en moi et celles-là m’arrivent moins en voyageant. J’ai appris à faire mes journées à l’espagnole tout d’une traite. »
De cet art des voyages, notre cavalliere, au passage, loue son excellent souvenir de la cuisine allemande :
« Ils ont grande abondance de bon poisson qu’ils mêlent au service de chair, ils dédaignent les truites et n’en mangent que le frai, ils ont force gibier, bécasses, levreaux qu’ils accoutrent d’une façon fort éloignée de la nôtre mais aussi au moins. »
En bon Périgourdin, il sait apprécier la cuisine de ces pays qu’il découvre mais reste, malgré tout, attaché à la gastronomie périgourdine.
En passant par l’Adige et les plaines du Pô, il fait état des beaux champs cultivés, des marais asséchés, la beauté des collines toscanes et remarque :
« On ne peut que trop louer la beauté et l’utilité de la méthode qu’ils ont de cultiver les montagnes jusqu’à la cime…partout où l’on ne peut trouver ni faire un terrain uni, comme vers la cime, tout est mis en vignes. »
Peut-être, un peu déçu par tout ce marbre ornemental des édifices religieux et palais, de ce voyage au cours du Cinquecento, il retiendra le nom de Michel Ange et son Moïse et chez des hôtes princes qui le reçoivent en Vénétie, Toscane, Padoue, Rome, il passera un peu vite, peut-être, devant des Giotto, Mantegna, Botticelli, les écoles florentine et siennoise. Il en tirera des enseignements tant culturels que cultuels en passant par le pays de Luther et de Calvin et sa rencontre avec le pape à Rome, que des enseignements thérapeutiques des diverses cures thermales et des effets de ces eaux sur sa « gravelle », politiques par ses entretiens avec divers princes influents de la péninsule.
C’est aux bains de Lucques près de Gênes qu’il apprend, en septembre, son élection à la mairie de Bordeaux. Dès lors, il se hâte de rentrer au bercail tout en remarquant :
« Messieurs de Bordeaux m’élurent maire de leur ville alors que j’étais éloigné de la France et encore plus éloigné d’une telle pensée. Je refusai mais, on m’apprit que j’avais tort, l’ordre du roi intervenant aussi en l’affaire. » Henri III écrit « Vous ferez chose qui me sera agréable et le contraire me déplairait grandement. »
Autrement dit « Tel est mon bon plaisir ».
Jacques Lannaud
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