Servitude et grandeur militaires
Dans mon dernier article, "Levez-vous orages désirés...", je me suis contenté de citer Alfred de Vigny qui aurait mérité un meilleur sort.
Les noms de Victor Hugo, Alfred de Musset, Alphonse de Lamartine, sont encore sur toutes les lèvres, celui d'Alfred de Vigny est parfois oublié, cela tient sans doute à la singularité de l'écrivain, à son stoïcisme hautain, à son romantisme philosophique et moral, loin des effusions et des épanchements des premiers cités. On l'appela "le Racine du romantisme" pour son souci de la forme au détriment quelquefois de l'émotion.
Cette marginalisation, qui ne rendait pas justice à son talent, a suscité, en 1968, la création de "l'association des amis d'Alfred de Vigny" qui entretient, depuis, son souvenir.
Alfred de Vigny vers l'âge de 17 ans Alfred de Vigny par Nadar
portrait attribué à François-Joseph Kinson
Mais, mon propos n'est pas d'établir une hiérarchie entre ces écrivains du grand mouvement littéraire et politique qui marqua le XIXème siècle. Il me paraît intéressant d'examiner les derniers conflits en cours ou passés (Indochine - Algérie - Sahel) à la lumière de la réflexion philosophique qu'Alfred de Vigny porte sur la condition militaire et la guerre dans son ouvrage : "Servitude et grandeur militaires" (1835).
On peut s'étonner que cet écrivain qui, après la mise à l'écart des demi-soldes de l'épopée napoléonienne, rêva d'une brillante carrière, disserta de la chose militaire, n' ait eu pour seul fait d'armes que d'avoir accompagné la calèche de Louis XVIII fuyant le retour de Napoléon.
Il passa 15 ans de sa vie sans combattre, dans la monotonie des garnisons et se vit remplacé, au dernier moment, par un officier qui partit pour la guerre d'Espagne.
Il connaîtra le sort de ces officiers qui rêvaient de l'épopée napoléonienne et qui virent la Restauration "remettre l'épée au fourreau" (à l'exclusion de la guerre de conquête de l'Algérie).
Dates de règne
Louis XVIII Charles X Louis Philippe
avril 1814 - mars 1815 1824-1830 1830 -1848
juillet 1815- 1824
Mais, cette carrière militaire ratée ne l'empêcha pas, sur la base de faits historiques, de souvenirs personnels, de fictions, de mener une réflexion philosophique et morale approfondie sur la condition du soldat et le métier des armes.
Aux yeux de Vigny, le soldat, pris entre le devoir d'obéissance et celui de sa conscience, entre grandeur et servitude, doit s'efforcer de garder le sens de l'honneur.
Paria, comme le poète, il ne se fait aucune illusion sur le regard que portent sur lui, le pouvoir et la société : "Je ne puis m'empêcher de dire combien j'ai vu de souffrances peu connues et courageusement portées par une race d'hommes, toujours dédaignée ou honorée outre mesure selon que les nations la trouvent utile ou nécessaire."
Ce qui compte pour Vigny, ce n'est pas la gloire (il déteste l'épopée napoléonienne) mais la grandeur et l'honneur.
un demi-solde soldats de la force barkhane
De retour de la guerre d'Algérie, de nombreux combattants du contingent ont souvent rencontré l'indifférence ou l'agressivité d'une partie de la population lassée d'une guerre qui s'éternisait. Par ailleurs, les gouvernants furent particulièrement prompts à faire oublier une guerre dont ils taisaient le nom, préférant l'appeler "pacification" ou "maintien de l'ordre".
Les missions que mènent, aujourd'hui, nos soldats au Sahel, sont d'une autre nature, elles se justifient par l'obligation de contenir un terrorisme fanatique et c'est à juste titre que la nation honore leur sacrifice.
Leurs chefs les présentent comme des professionnels conscients des risques qu'ils courent en dépit de leur équipement sophistiqué et soucieux d'éviter des effets collatéraux. Mais rien ne m'ôtera de l'idée que, derrière leur choix rationnel de mener leur mission à bien, se dissimule le désir de se surpasser et d'accéder à ce qu' Alfred de Vigny appelle l'honneur et la grandeur.
André Zirnheld
Ce qu'Alfred de Vigny n'a pu obtenir sur les champs de bataille, un jeune professeur de philosophie, André Zirnheld, l'a fait en s'engageant en 1940 dans les Forces Françaises Libres. Il est le premier officier parachutiste tué au combat en Lybie, le 27 juillet 1942. Il fut fait Compagnon de la libération.
On retrouva sur lui un poème prémonitoire écrit en 1938, "Poème sur un sacrifice annoncé" :
Donnez-moi Mon Dieu
Ce qui vous reste
Donnez-moi, ce qu'on ne vous demande jamais
Je ne vous demande pas le repos,
Ni la tranquillité
Ni celle de l'âme, ni celle du corps
Je ne vous demande pas la richesse
Ni le succès, ni même la santé
Tout ça, Mon Dieu
On vous le demande tellement
Que vous ne devez plus en avoir.
A aucun moment, les Romantiques du XIXème siècle, y compris Alfred de Vigny qui fait l'éloge du stoïcisme et du sacrifice dans "La mort du Loup", n'auraient songé à porter aussi loin et aussi haut, l'exaltation de la passion.
Pierre Merlhiot
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