Terre de l'homme

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La rose de l’Alhambra - chapitre 2- par Françoise Maraval

 

Mireval

 

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La superbe vue, travail personnel © de Sacamol, de Mireval,  petite ville du Lauragais sétois, associe le vignoble, la cité et la mer.

 

 

 

Le domaine de Mireval

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Après s’être assoupie un long moment, Doña Isabella entendit son enfant respirer dans le petit berceau qui touchait presque son lit. La sage-femme était toujours là, prête à intervenir.

 

Doña Isabella éprouva alors le besoin de revenir sur son passé. Son prénom Isabelle lui a été donné par son père et sa mère, Arthur et Marguerite Garrigue. Oui, la jeune mère est française, née dans la propriété viticole de la famille dans le bas Languedoc. La « cave des Belles Demoiselles » fait partie des vignobles de Mireval, situé sur les coteaux du massif de la Gardiole. La production est essentiellement une production de muscat, même si d’autres cépages y sont aussi cultivés ; c’est le muscat qui a fait le renom de l’exploitation. Elle revoit sa robe blonde scintiller à la lumière du jour. Depuis son enfance, une image lui reste en tête, c’est celle de son père, un verre à la main, faisant tourbillonner délicatement le précieux liquide dans un rayon de soleil. Suivant les années, il affirmait qu’il dégageait des arômes de fleurs blanches, de tilleul, de pétales de roses, d’abricot et même de citron.

Dès le XVIe siècle, le muscat est renommé dans tout le royaume de France. Rabelais, venu étudier la médecine à Montpellier, le citait déjà dans le récit de la vie de Pantagruel : « Puis vint à Montpellier où il trouva fort bons vins de Mirevaulx et joyeuse compagnie. »

 

Arthur Garrigue s’était entouré d’hommes de valeur sur qui il pouvait compter. Il avait au fond de son cœur un immense regret, celui de ne pas avoir eu de fils à qui il aurait pu transmettre sa propriété et sa passion. Marguerite lui avait donné trois filles qu’il chérissait mais un fils l’aurait comblé de bonheur. L’exploitation fonctionnait grâce à des ouvriers agricoles embauchés à l’année et, en plus, au moment des vendanges, il faisait appel à des saisonniers.

 

Isabelle née en 1859, était l’aînée des enfants, blonde aux yeux bleus, elle attirait tous les regards. Il convenait de lui donner une bonne éducation et, pour cela, à l’âge de 10 ans, elle fut envoyée en pension chez les sœurs de la Visitation à Montpellier. Elle savait lire et écrire mais le rôle des sœurs consistait en des cours d’arts ménagers : cuisine, couture, broderie, crochet, tricot, repassage, empesage. Une nursery improvisée leur permettait d’apprendre à faire des biberons, à langer un bébé. Les premiers secours étaient enseignés en cas de fièvre et de maladies de la petite enfance. La religion catholique encadrait le tout. À la fin des études, les jeunes filles devaient être capables d’assurer l’intendance d’une maison et d’être une bonne épouse et une mère de famille exemplaire. Isabelle revenait chez elle, pour Toussaint, Noël, Carnaval, Pâques et les grandes vacances. Le reste du temps, ses parents et sœurs lui rendaient visite au parloir et la sortaient parfois pour quelques heures de distractions.

 

En raison de la présence des étangs, le paludisme sévissant en 1840, il a fallu faire appel à la main-d’œuvre étrangère et notamment italienne. En 1874, un Italien, en particulier, ne passait pas inaperçu ; c’était le bel Amato. De fière allure, grand, mince, le teint légèrement basané, l’homme de Toscane avait de beaux yeux noirs qui illuminaient son séduisant visage. Pendant les vacances, Isabelle l’avait remarqué, en fin de journée, quand les ouvriers agricoles revenaient des vignes.

Lui, aussi, avait remarqué l’adolescente qui se débrouillait toujours pour être sur son passage. Elle n’avait d’œil que pour lui et son trouble était visible de tous. Amato avait un problème avec le réveil du matin. Il avait, quotidiennement, un quart d’heure de retard qui s’est vite transformé en une demi-heure. Les menaces de retenue sur salaire le faisaient rire, jusqu’au jour où elles ont été effectives. Il a été sermonné dans le bureau du patron qui, voyant qu’il n’était nullement intimidé mais plutôt arrogant, a décidé de le renvoyer, dès le lendemain, après l’avoir payé.

 

Amato, avant de partir, voulait se venger et frapper un grand coup. Il voulait faire planer un doute sur la virginité de la fille aînée du domaine, la fille qui était amoureuse de lui. Avec l’aide de complices, voilà ce qu’il s’est passé. Le soir même, quand toute la maison fut endormie, il s’est introduit dans la chambre d’Isabelle, au 1er étage, par le balcon contre lequel une échelle avait été appuyée ; des ouvriers agricoles de connivence faisaient le guet, cachés dans les massifs.

 

À la vue de cet homme, Isabelle a cru qu’il s’agissait d’un amour réciproque. Il l’a couverte de baisers et a prodigué des caresses, puis il a demandé du vin.

Sur la pointe des pieds, l’adolescente est descendue dans la réserve et elle est remontée avec une bouteille de muscat et deux verres. À son retour, son amoureux dormait paisiblement au milieu du lit. La fatigue de la journée, le moelleux de ce lit l’avaient précipité dans les bras de Morphée. Dépitée, Isabelle a passé la nuit sur un fauteuil à regarder le bel Italien dormir. Il s’est réveillé quand on a sonné la prise de service du matin et, pris de panique, du balcon, il s’est lancé dans le vide, l’échelle ayant dû être enlevée au milieu de la nuit.

 

Certains et certaines l’ont vu. En un temps record, la nouvelle s’est répandue pour arriver aux oreilles du régisseur qui a eu l’obligation d’en informer son patron. Le coquin était parti sans demander son reste. Isabelle a dû subir les assauts de son père qui voulait savoir et c’est normal, ce qui s’était passé exactement. Isabelle a décrit la scène sans oublier les baisers et les caresses et sa nuit passée dans un fauteuil. Pour le père, le doute restait entier. La mère a repris l’interrogatoire avec douceur, en promettant qu’il n’y aurait aucune réprimande. La version de la jeune fille est restée la même. Dans l’après-midi, accompagnée de ses parents, elle s’est retrouvée chez un médecin de Béziers, ami de la famille. La virginité d’Isabelle ne faisait aucun doute.

Arthur Garrigue et son épouse se trouvaient soulagés d’un énorme poids mais la rumeur était là qui enflait de jour en jour, d’autant plus que l’Italien, savourant bruyamment sa vengeance, était toujours dans les parages. Non seulement la réputation de la fille aînée était définitivement entachée mais aussi celle de ses deux autres filles. Qui va vouloir les épouser après ce qui s’est passé ? Il faudra avoir recours à des dots plus importantes que prévu, à titre compensatoire. La maison, autrefois joyeuse, se trouvait baignée dans une atmosphère pesante. On gardait Isabelle enfermée, seul le jardin privé, à l'arrière de la bâtisse, recueillait les discussions et les timides rires des demoiselles.

 

La vie était devenue une obligation pour tout le monde, jusqu’au jour où Arthur Garrigue a reçu une lettre oblitérée par un timbre étranger. Cette lettre arrivait d’Espagne. Un riche propriétaire terrien de la région de Valence souhaitait avoir des renseignements sur la culture de la vigne et, tout particulièrement, sur le vin de muscat. Une rencontre a été décidée. Juan de Almanzar s’était installé à l’hôtel des sycomores à Fabrègues, à quelques kilomètres de la propriété de « la cave des Belles Demoiselles », en compagnie de son fils Miguel et d’un jeune Castillan sachant parler français et qui leur servirait d’interprète.

 

Arthur Garrigue a trouvé les trois Espagnols fort sympathiques et leur a proposé une visite de son domaine pour le jour suivant. Les questions ont fusé et le maître des lieux a compris que le jeune Miguel de Almanzar pouvait être un bon parti pour sa fille aînée. Il n’a parlé de son ressenti à personne, pas même à son épouse. La maison était sens dessus dessous car Arthur Garrigue avait, au dernier moment, décidé de garder ses visiteurs pour le déjeuner. Depuis l’incident, on ne recevait plus au domaine des Belles Demoiselles. Les jeunes filles étaient à leur avantage et il avait été convenu qu’elles pourraient parler que si on les interrogeait. Les hommes ont continué à poser des questions sur la vinification ; Arthur Garrigue comprenait qu’ils ne voulaient rien laisser de côté d’autant plus qu’ils repartaient en Espagne, dès le lendemain. Mais, dès le milieu du repas, le but de l’invitation étant atteint, le viticulteur remarquait que le jeune Espagnol était troublé et qu’il n’osait pas porter son regard sur la belle blonde qu’il avait en face de lui. Isabelle ne le trouvait pas très beau, comparé à Amato qu’elle n’arrivait pas à oublier. Il était plutôt petit, trapu, le teint mat, les yeux et les cheveux très noirs. Il pouvait avoir entre 25 et 30 ans. Elle trouvait que son dialecte guttural alourdissait encore plus le personnage. Vraisemblablement, aucune jeune fille de son pays ne l’avait bouleversé au point d’en demander une en mariage. Il était évident que quelque chose se passait dans la tête du jeune homme et que ce quelque chose le préoccupait beaucoup. Les Espagnols sont donc repartis, satisfaits de leur visite et Arthur Garrigue a été complimenté au sujet de sa si jolie famille.

 

Le mois suivant, notre viticulteur a reçu une nouvelle lettre d’Espagne. Miguel de Almanzar y demandait la main de la belle Isabelle. Arthur Garrigue ne s’était pas trompé et il pensait que sa fille ne pouvait qu’accepter. En prévision, il avait trouvé de fort bonnes raisons pour que sa fille dise : Oui. Isabelle était consciente de la situation dans laquelle elle se trouvait mais l’homme ne lui plaisait pas. Il n’était pas laid, il était soigné de sa personne. Elle avait compris qu’il était l’héritier d’une très grande propriété dans la province de Valence mais, non, il ne lui plaisait pas. Ah ! S’il avait eu les traits du bel Amato. Son père avait raison, c’était évident, elle ne trouverait pas de meilleur parti en France et les Espagnols, au moins, n’étaient pas au courant de la rumeur qui courait : une fille légère déshonorée par un ouvrier agricole.

 

Isabelle imaginait son avenir à Mireval. Toute sa vie, elle resterait à la charge de ses parents, sans mari, sans enfants. C’est ce désir d’enfants qui l’a poussée à accepter. On a tout de même attendu une bonne dizaine de jours avant de répondre favorablement, pour ne pas donner l’impression que l’on sautait sur l’occasion.

 

 

 

Françoise Maraval

 

 

                                                         



19/10/2023
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