Terre de l'homme

Terre de l'homme

La rose de l’Alhambra, par Françoise Maraval, volet n° 14.

 

La rose de l’Alhambra



(14)





Alfonso de Almanzar,

 

Miguel de Almanzar a fait le point sur cette année 1904, riche en événements familiaux ; le retour du fils aîné, Juan, avec l’arrivée des petits jumeaux, l’héritage anticipé qui en découle, le mariage de sa fille Maria-Isabella et son départ dans sa belle-famille, pourvue d’une dot non négligeable. La maison familiale se vide…

Le mariage de sa fille a permis un rapprochement entre lui et son épouse Isabella. Depuis le mariage, des échanges peuvent maintenant avoir lieu, notamment pendant l’heure du repas toujours pris en commun, dans la grande salle à manger. Souvent, Miguel de Almanzar convie son régisseur, ses contremaîtres, à partager le repas et de quoi parle-t-on : du domaine ! Cela permet à Isabella d’être au courant du suivi de l’exploitation et des projets de son mari.

Mais, Juan señor est inquiet. Déjà, bien avant le mariage de sa petite-fille Maria Isabella, il observait les allées et venues de son fils, Miguel. Il avait remarqué que, chaque jeudi, le fils était absent de la propriété ; il se faisait conduire, on ne sait où ?

Le père a pris le risque de le faire suivre. L’enquêteur faisait son rapport, en toute discrétion, à la fin du marché de Bárriana devant une chope de bière, habillé comme un paysan du coin pour ne pas attirer l’attention. Le fils avait essentiellement deux destinations qui se répétaient de semaine en semaine.

La plus fréquente de ses visites était le cabinet d’un médecin de Valence, dont la réputation n’était plus à faire. L’autre, moins fréquente, mais préoccupante, n’était autre que l’étude du notaire de Bárriana. Ni le médecin, ni le notaire ne ferait la moindre confidence même face à un père qui se désespère. Le seul moyen d’en savoir un peu plus est d’affronter le fils, mais il fallait saisir le moment opportun. Et, il est arrivé ce moment attendu : un soir, après une journée torride, passée à sillonner l’orangeraie, les contremaîtres ont ramené chez lui, le propriétaire atteint d’une syncope. Juan, le père, s’est précipité et a profité de la semi-conscience du fils pour le faire parler.

Un cancer de la prostate détecté, il y a maintenant deux ans, avait eu raison de sa virilité. Le malade, voulant cacher son mal et, donc, son impuissance, n’avait trouvé d’autre moyen que de transformer son habituelle courtoisie en une rage permanente. La principale victime de cette situation était, bien sûr, Isabella, la belle épouse, toujours aussi séduisante et, donc, toujours aussi désirable.

 

Miguel de Almanzar souffre.

Exclusivement accaparé par la gestion de sa propriété, il en a oublié un personnage pourtant central. Cet élément de la famille est son deuxième fils Alfonso. Âgé maintenant de 11 ans, le jeune adolescent a surtout grandi dans le sillon de sa mère et il vit avec elle dans l’aile droite de la demeure familiale. Seul le déjeuner quotidien lui permet de voir son père. Il a droit à un bonjour paternel dénué de tout sentiment car, depuis la naissance de cet enfant, en 1893, Miguel de Almanzar ne se reconnaît pas en lui. Le trio, Juan de Almanzar senior, Miguel de Almanzar, Juan de Almanzar junior, de toute évidence, assure une certaine continuité dans la famille. En plus de leur ressemblance physique, ils sont tous les trois tournés vers la terre. Ils ont compris tout de suite le rôle qu’ils avaient à y jouer, un rôle de chefs d’exploitation. Quand Miguel de Almanzar observe son jeune fils, il ne voit qu’un adolescent frêle, trop grand pour son âge, à l’allure fragile. Ce fils-là est un grand rêveur, toujours dans ses pensées, même devant son assiette qu’il a du mal à vider.

 

Miguel de Almanzar a convoqué le vieux précepteur qui affirme que l’enfant est un enfant surdoué, intéressé par toutes les matières mais qui affectionne tout particulièrement la littérature. L’adolescent est d’une très grande sensibilité et se laisse souvent envahir par une trop forte émotion. Elle lui fait ressentir des frissons délicieux que les autres ne ressentent pas. Il a des antennes ! Pour le père, il faut remédier à cet état. On aura besoin d’un homme fort pour prendre le relais. De son côté, Doña Isabella protège son fils. C’est décidé, le jeune adolescent partira au petit séminaire de Valence, à l’automne prochain.

En Espagne, l’école n’est pas obligatoire en ce début de XXe siècle et le taux d’analphabètes avoisine les 80 % de la population. Dans les familles qui en ont les moyens, des précepteurs sont demandés pour apprendre aux enfants à lire, à écrire et à compter. Trop souvent, les filles sont oubliées. On pense que l’éducation, c’est l’affaire de l’Église même si dans les séminaires, l’enseignement est dispensé par des non religieux.



Depuis toujours , Alfonso de Almanzar passe les mois d’été en France, avec sa mère, au « domaine des Belles Demoiselles ». Là, l’attend son institutrice préférée, la sœur de sa mère, la tante Hortense. Il passe une partie de ses matinées à se perfectionner dans l’apprentissage du français, sous l’œil bienveillant de la famille française. Les études passionnent Alfonso ! Mais, son entourage comprend que le jeune adolescent doit se divertir autrement. Pour cela, Hortense a sélectionné deux ou trois élèves de sa classe pour venir « jouer » avec son neveu. On organise des randonnées dans le Bas Languedoc, avec le sac à dos et le casse-croûte. Alfonso se prête au jeu mais, de retour à la propriété, il éprouve le besoin de s’isoler avec un livre de poésie, le livre que sa mère affectionnait particulièrement. Quand elle était chez les sœurs de la Visitation à Montpellier, elle avait découvert les auteurs romantiques de son siècle et pour elle, un seul avait émergé : Alphonse de Lamartine. Alphonse ! Elle avait voulu prénommer son fils, Alphonse, non pas pour faire allégeance à la monarchie espagnole mais en raison de son admiration pour le poète français. Très vite, la famille a été rassurée de voir que le jeune adolescent participait activement aux jeux de son âge et se liait d’amitié avec ses compagnons de vacances.

Le soir, après le dîner, Arthur Garrigues emmène son petit-fils dans les vignes et il lui parle longuement de ses récoltes, de ses cépages, de ses choix passés et de ceux qu’il avait en tête pour un avenir proche. À 75 ans, il est toujours en forme mais l’absence d’héritier mâle le chagrine beaucoup. Il sait qu’Alfonso n’assurera pas la relève puisque, déjà, il n’assurera pas celle de l’orangeraie. Leur promenade les emmenait tous les

 soirs, dans un endroit privilégié où un banc les attendait. De là, ils peuvent voir la mer Méditerranée et le spectacle du coucher du soleil, chaque soir, différent. Ils restent un bon moment, muets, à savourer cet instant qui n’appartient qu’à eux.

 

 

Coucher de soleil

 

 

À la fin de l’été, Isabelle et son fils repartiront, le cœur gros, vers la maison de famille espagnole mais ils savent que, l’an prochain, ils reviendront.





Françoise Maraval


Rose

 

 

 



16/07/2024
2 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 211 autres membres