Le 24 juin 1944 chez Maraval à Saint-Cyprien
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Qui est la chroniqueuse de ce billet.
Françoise Maraval, une fidèle contributaire de Terre de l'Homme, entretient scrupuleusement ses racines cypriotes. Après son village de la R.D. de la Dordogne, elle poursuivit ses études secondaires à Belvès, puis passa la seconde partie du baccalauréat à Périgueux. Elle garde pour ses condisciples une empathie qu'elle souhaita affirmer en organisant à la Nauze, une journée de retrouvailles, 50 ans après le bac. Inspectrice divisionnaire honoraire de la Poste, sa brillante carrière l'avait conduite en Île de France, puis en Occitanie et en Provence. Elle quitta donc fort jeune, une première fois, son Périgord natal. Elle l'a fugitivement retrouvé puis quitté définitivement pour filer plus au sud afin de se rapprocher des siens. C'est toujours son village natal et sa famille aux rameaux périgourdins qui "matérialisent" son fil rouge. Elle souhaitait, pour ce 24 juin, revenir sur des moments d'angoisse et elle pensa fortement à Claudine, une de ses amies d'adolescence qui, ce 24 juin, ira fleurir la stèle où est gravé le nom de François Wroblenski, son père, qu'elle n'a pu chérir de son vivant. |
Les dernières marches de l’escalier qui monte au jardin sont plus hautes que la normale. Arthur les a empruntées, maintes et maintes fois, et pourtant il est essoufflé. Le grand-père est fier de son petit jardin. Il s’arrête un moment sous la tonnelle, véritable havre de paix. La vigne y a bien démarré, la famille y sera au frais, le soir, après les longues journées d’été. Autour, les massifs de fleurs se sont bien organisés et nous offrent un véritable régal pour les yeux et les narines : jacinthes, primevères, lilas, boules de neige, cœurs de Marie, seringas, fuchsias, pivoines, roses, roses et roses. N’oublions pas les tapis de muguet, de corbeilles d’argent blanches et bleues, les trèfles roses et plus à l’ombre les hortensias. Au cœur du massif principal, un prunier de reines-claudes assure une ombre suffisante à ce ballet de fleurs qui se succèdent au gré des saisons. Mais le clou de ce petit jardin : les magnifiques pavots. Chaque année, ils sont plus beaux, plus forts, seule leur odeur éloigne le curieux.
Assez rêvé, les lapins ont faim. Arthur revient sur ses pas et rentre courbé dans le grenier au-dessus de la forge. Il ressort de là avec un sac de jute sous le bras, sac gonflé de cette herbe à lapins qu’il a ramassée tôt ce matin. Vous savez, cette herbe dont les lapins raffolent avec ses multitudes de petits boutons jaunes qui ne s’épanouissent jamais. Il parcourt l’allée centrale du potager et s’arrête devant les cabanes à lapins. « Qu’ils sont beaux « pense le pépé en balançant son regard d’une cage à l’autre. Bientôt, deux seront sacrifiés pour fêter l’arrivée de la première petite-fille. Françoise a choisi le 18 juin pour venir au monde. Elle a déjà 6 jours. Bien sûr, Arthur aurait préféré un garçon pour perpétuer le nom des Maraval. Son fils unique, Jeantou, a 36 ans, il a encore le temps de penser à d’autres enfants, d’autant plus que Clémence, son épouse, est une jeunette de 23 ans. Mais les vieux n’ont pas à s’occuper de la vie des jeunes …
Françoise Maraval bébé et sa tante Jeannette
Il pense à Emma, sa femme, si heureuse d’avoir une petite à choyer, à aimer, à regarder grandir : mais pour combien de temps !!! La maladie la mine. Pendant des années, elle a caché cette boule survenue au sein gauche. Elle n’en a pas parlé, par pudeur, par fierté. Et le docteur, qu’aurait-il pensé d’elle si elle lui avait montré ses seins ! Elle avait fait venir le docteur Bissel et maintenant le docteur Sage, mais seulement pour son Arthur, asthmatique au dernier degré. Arthur voudrait qu’elle vive encore longtemps. Elle a fait fi de sa santé, mais la mauvaise grippe d’avant-guerre, a permis au docteur de trouver l’intrus. A Périgueux, le chirurgien a fait son travail, mais le mal s’est ramifié et, maintenant, il court dans tout le corps. Arthur est inquiet, il essaye de ne pas le montrer. Heureusement, Françoise est arrivée.
Depuis un moment, à travers ses pensées, il entend des grondements. Pas d’orage à l’horizon, le ciel est bleu azur. Il semble que les grondements viennent de " la Chapelle ", le hameau qui est en haut de la côte de Sinzelle. Les bruits sourds se rapprochent et Arthur comprend qu’ils ne présagent rien de bon. Emma, également alertée, est venue le rejoindre au jardin
" Et si c’était eux ?".
Revenus dans la maison, Arthur tourne le bouton de la T.S.F. Elle est brouillée. En peu de temps, le quartier est dans la rue. On écoute … Avec le débarquement des Alliés, on avait espéré qu’ils ne viendraient pas jusqu’’ici. Ce grondement ne nous est pas familier, se disent Emma et Arthur, la gorge serrée.
En haut de la rue, un vélo a fait irruption. Emma reconnaît la silhouette du grand Lucien de " la Chapelle. " En un temps record, il descend la rue en lançant :
" Ce sont eux, les boches. Je vais voir le maire, il faut prévenir tout le monde. "
Monsieur le Maire est sur le perron de la mairie.
" Monsieur le Maire, les Allemands sont là, ils descendent la côte de Sinzelle. "
" Merci Lucien d’avoir pris des risques pour nous prévenir. Sont-ils nombreux ? "
" Je venais de Meyrals quand je les ai vus. Je me suis caché dans les bois. Ils arrivent du Bugue. Au carrefour, une voiture de miliciens les attendait. Un milicien leur a conseillé de prendre la côte de Sinzelle. Ils sont environ une centaine. "
" As-tu vu les armes ?"
" Des chars précèdent la colonne allemande, constituée de camions, de voitures et de quelques motos puis suivent une centaine d’hommes à pied. "
Monsieur le Maire demande au garde-champêtre d’avertir la population. Les hommes doivent se cacher dans les bois. Les femmes et enfants doivent aller dans le parc de Beaumont.
" Mathilde, Viée, Emma, Yvonne, prévenez les autres. J’espère que vous vous souvenez des cachettes les plus sûres. Nous en parlons depuis longtemps ! "
Arthur est allé voir la " petite " et sa bru, il a embrassé Emma et vite il est monté au grenier. Il en est redescendu avec deux panières à couvercle en osier pour y mettre des lapins. Il choisit deux couples et avec agilité, il escalade le mur du jardin avec ses lapins et le voilà dans la nature. Sait-il où il va ? Dans sa tête, il répète : la planque de Fissou.
Pendant ce temps, Emma cherche sa nièce Marcelle. Elle habite dans le haut de la rue avec Alice, la sœur d’Arthur.
" Viens vite, je vais te confier la " petite ". Les autres sont déjà parties dans le parc".
Elle emmaillote l’enfant dans un burnous et la présente à Clémence pour un "poutou". .
Marcelle réceptionne le bébé, complètement affolée par cette nouvelle responsabilité. Emma les accompagne jusqu’à la grille du parc et les regarde partir dans la bonne direction.
De retour à la maison, elle soupire très fort et monte avec son ouvrage dans la chambre de Clémence. La jeune mère est encore alitée, elle a accouché à la maison. Le docteur Sage et son épouse ont procédé à la délivrance. Clémence a tout son temps pour s’en remettre, mais il y a cette fichue guerre. Le grondement est maintenant très proche ; ils l’estiment sur la côte au niveau de chez Mazière. Clémence pense tout particulièrement à Jeantou, son mari. Il y a 2 jours, Robert Geneste est venu le chercher, il l’a emmené sur la barre de son vélo dans les bois du Monteau, de l’autre côté de la Dordogne.
Le 21, la milice a fait irruption dans la maison. L’atelier de couture a été visité. Ils ont trouvé des habits de maquisards. Jeantou a été dénoncé par les collabos, cette clique de Saint-Cyprien qui ne pense qu’à tirer profit de la situation et ainsi faire du mal. Comme souvent, ce soir-là, Jean Marchive, le frère de Clémence dit " le bolide ", est descendu du camp de maquisards de Monsec. Ces salauds ne vont pas en rester là. Il faut que tu partes Jeantou. Ils vont te descendre !!! Quelqu’un viendra te chercher, cette nuit, tiens-toi prêt. "
Et c’est ainsi que Jeantou est parti. " Le bolide " est le frère de Clémence, pour échapper au S.T.O., il a pris le maquis. Il vient aux nouvelles, la nuit, souvent il en porte d’autres sur le déroulement des combats dans la région.
Emma et Clémence se regardent avec inquiétude. Maintenant, les Allemands tirent, on dirait qu’ils sont devant chez Catille. Par moments, ils s’arrêtent de tirer puis reprennent, peu de temps après. Ils ont dû passer le chemin des Liabot, ils sont au niveau de chez Rivier. Ils tirent et ne s’arrêtent plus. De la fenêtre de la chambre, Clémence aperçoit le début de la côte de Sinzelle. Emma l’oblige à revenir au lit et la mémé surveille à son tour, l’arrivée des boches. Une voiture de la milice s’est arrêtée sur la place de la mairie, on appelle le maire. Ce dernier arrive sur le perron, Emma ne comprend pas ce qu’ils se disent. Les pas cadencés de l’unité allemande sont tout proches, les chars finissent de descendre la côte en un bruit inquiétant. Emma se risque, une fois de plus, à la fenêtre, elle les voit près du lavoir, leur chef parle au milicien et à monsieur le maire puis il donne des ordres à ses troupes et, brusquement, la place de la mairie est envahie. On y dépose l’artillerie lourde, deux motards restent en faction pendant que les chars entrent dans le village, suivis d’une partie de la troupe. Les autres Allemands semblent avoir quartier libre, ils s’engagent dans des rues et la première rue visitée est celle d’Emma. La rue Verdanson prend naissance sur la place de la mairie, mairie située à l’ouest du village, en face de l’entrée du parc de Beaumont. Emma descend, Clémence se recouche : le berceau est dans la chambre, une moustiquaire cache l’entrée. Les bottes des boches sont dans la cuisine. Les deux soldats mangent les cerises. Ils regardent Emma : " or, bijoux. " …
Elle n’avait pas pensé à ça. Ils vont lui prendre ses souvenirs, les bijoux de sa mère, les siens, les montres de son père, la belle montre à gousset d’Arthur, celle qu’il ne porte jamais tant il a peur qu’on le prenne pour un bourgeois. Forcée, elle sort de son armoire le tiroir qui contient les bijoux. Un des Allemands le lui arrache des mains et jette son contenu sur le lit. L’édredon rouge a amorti le choc, ils choisissent, ils n’en sont pas à leur premier pillage. Les plus beaux bijoux sont engouffrés directement dans les longues poches de leur vareuse. Les chaînes, les boucles d’oreilles d’Aline, sa mère, sont désormais allemandes. Les siennes aussi,,, Elle croit entendre sa mère lui faire des reproches :
" Emma, pourquoi ne les as-tu pas cachés ? Tu es restée bien innocente, ma fille. "
Et Arthur qui a travaillé comme un forcené pour épater sa " belle " en lui offrant ce qu’il y a de plus beau. La montre à gousset est, elle aussi, partie. Emma se sent humiliée et coupable. Maintenant, dans la chambre de Clémence, ils voient le berceau, la jeune mère au lit, ils la saluent en claquant des talons et font demi-tour, puis quittent la maison. Emma les a suivis jusqu’à la porte d’entrée, elle voudrait pleurer mais n’y arrive pas. Clémence s’est levée, elle aperçoit du pas de la porte, les bijoux non désirés éparpillés sur l’édredon.
Emma remonte et range ses souvenirs dans le tiroir, tout reprend sa place comme si rien ne s’était passé. Maintenant, elle entend les voix des femmes et des enfants dans la rue.
" Emma, Emma ! Je ramène la petite ". Emma reconnaît la voix d’Yvonne, la mère de Clémence. Elle revient du parc avec sa Jeannette, sa petite dernière et c’est là qu’elle a trouvé la petite Françoise dans les bras de Raymonde, son avant-dernière. La cousine Marcelle complètement affolée et choquée n’a pas hésité à se débarrasser du fardeau. L’enfant toujours enveloppée dans son burnous ne pleure pas. Elle va vite retrouver sa maman pour une tétée bien méritée.
Les femmes et les enfants sont maintenant chez eux, ils ne risquent plus rien mais ils ne le savent pas. Yvonne est rassurée en partie car elle ne sait pas où est Achille son mari. Il a dû rejoindre le camp de maquisards du château de Monsec où se trouve leur fils Jean. Il est plus jeune qu’Arthur mais sa santé n’est pas bonne. Il a des crises de paludisme à répétition, souvenir de la grande guerre. Les boches n’ont rien volé chez les Marchive, ils n’ont rien à voler, ils ont juste le nécessaire et encore…
Les femmes sont médusées, personne n’ose bouger et d’ailleurs pour quoi faire ? Sur la place de la mairie, les Allemands ont installé de grandes toupines de grès réquisitionnées chez P….
Ils y enfoncent les bras jusqu’aux coudes pour en ressortir quartiers de canards, manchons et toute la panoplie des morceaux nobles du cochon. Quel gâchis ! Cinq ans de restrictions en tout genre et, maintenant, voir cette nourriture si convoitée, sacrifiée à l’ennemi. Tout le quartier se sent humilié, tout le monde a faim ... Les tickets de rationnement ne suffisent pas à les nourrir. Il a fallu s’organiser, mieux cultiver les jardins, faire des kilomètres jusqu’aux fermes alentour pour 4 œufs, des pommes de terre, du rutabaga. Le troc a bien marché : Jeantou a pu échanger son savoir-faire de tailleur d’habits contre quelques produits de la ferme. Clémence très habile en reprises, a raccommodé avec dévouement tout ce qu’on lui apportait et ainsi contribué au confort de la maisonnée.
Les enfants sont sur la place de la mairie, ils regardent avec avidité les boches s’empiffrer de cette nourriture grasse et froide. Pourtant, elle dégouline de leurs babines et les enfants qui ignorent la peur, se rapprochent de l’objet du désir. Les grands yeux noirs de Riquet, le petit voisin, se mettent à parler, à implorer. Un soldat lui glisse deux quartiers de canard dans les mains tendues. Le petit court chez sa grand-mère :
" Mémé, ils m’ont donné ça. "
Célestine n’en croit pas ses yeux. Deux secondes de culpabilité puis elle pense au dernier quartier de canard mangé... C’était quand ? Elle ne sait plus. Même avec des rutabagas, ils vont se régaler.
" Emma, Emma, Riquet et moi venons dîner chez toi, ce soir, j’emmène le repas. "
Elle tend un saladier à Riquet :
" Essaye d’en avoir d’autres pour Jeannette et sa famille. "
Le petit se fait prier, il n’ose pas demander. "S'il n’y a pas autre chose, ramène de la graisse. "
Cette bonne graisse d’oie ou de canard qui améliore tout ! Riquet est de retour : le saladier est plein. Célestine en garde une bonne partie, entoure le saladier d’un torchon. Les familles du quartier ont toujours tout partagé et cela bien avant la guerre. En arrivant chez Marchive, Célestine affronte le regard plein de reproches d’Yvonne. Elle n’en veut pas de ce cadeau des Allemands. Les P…. riches propriétaires terriens du quartier, si estimés, ont préféré faire des réserves plutôt que de partager. Combien de fois, Yvonne y a envoyé les petites pour des œufs, du lait. Et maintenant, ce sont les boches qui font la distribution ! Célestine lui demande de penser aux petites, Raymonde et Jeannette et aussi à son mari. Sous les yeux suppliants des enfants, Yvonne finit par accepter.
Maintenant, on entend le bruit de fusils qui font feu. Des hommes ont dû se montrer. Un épais nuage de fumée s’élève derrière l’hôtel de la Poste. La soirée du 24 juin met du temps à s’écouler. Les esprits sont confus, la volonté les a quittés, attendre : que faire d’autre. Attendre le lendemain pour connaître les intentions des Allemands. Les familles préfèrent se réfugier dans leurs souvenirs pour y trouver du réconfort, mais aussi par fidélité et respect envers les hommes absents et les enfants qui sont loin.
Cette autofiction résulte du récit de mes parents, maintes fois, raconté.
Françoise Maraval
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Le billet de Charles Potier, en principe après-demain, sera un témoignage douloureux de ce dramatique 24 juin 1944.
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La Belle Églantine, fleur des poètes, belle fleur de Prairial, Images communautegeo.fr, Futura-sciences et France bleu.
Les prochains billets
Avec, pour les dates seulement prévisionnelles, les réserves d'usage.
Demain. Jeudi 24. De "Jingle Bells" à "Tokyo Shaking", contribution de Pierre Merlhiot.
Vendredi 25. Chronique du temps qui passe, par Charles Potier.
Samedi 26 juin. En suivant la promenade mémorielle ouverte par Claudinéa Wroblenski et Alain Giffault, P-B F.
Dimanche 26 juin. Retour en images, [images de Bruno Marty], sur l'adieu à Jean-Marie Cypière, P-B F.
Lundi 28 juin. Qui était ce personnage d'exception ?
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Terre de l'homme s'honore de l'inscription, hier, de son dernier arrivant, un personnage qui -tout à la fois- symbolise le Périgord et notre langue occitane. Pour marquer sa venue, dans le prolongement du billet d'aujourd'hui et de celui attendu pour vendredi, il nous a adressé de superbes images cypriotes de 1944/1945. Bien entendu, nous reviendrons sur sa première contribution.
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