Terre de l'homme

Terre de l'homme

Souvenir d'enfance II, par Jacques Lannaud

 

chasseur

 

 

La vie dans ces coins reculés de la campagne périgourdine était assez monotone et les évènements de la guerre nous arrivaient un peu étouffés par le temps sans que l’on puisse juger de leurs conséquences réelles.

Autrement dit, je menais une vie tranquille, arpentant les champs, les sentiers, rendant visite à des copains ou à des paysans dans des fermes éparpillées dans les coteaux, cachées au sein de petits vallons ou bosquets touffus. J’étais un enfant des champs, loin de soupçonner le monde tel qu’il était, ne pouvant imaginer les drames qui se déroulaient ailleurs, libre de circuler à la rencontre de fermiers dont j’observais les pénibles tâches et chez qui il m’arrivait de passer la journée participant modestement aux travaux, revenant à la maison en fin de jour, fatigué autant par ma petite besogne que par l’exposition au grand air et au soleil.

A l’automne, saison des semailles, la terre plutôt ingrate empierrée s’affinait, devenant plus meuble avec les pluies, se prêtant au soc de la charrue, stoppée, parfois, par un roc plus volumineux qu’il fallait enlever à coups de pioche, sans commune mesure avec les terres fertiles arrosées par la Dordogne ou la Vézère.

Petites fermes familiales aux surfaces réduites, champs dispersés aux abords d’un ruisseau, ce qui permettait de cultiver un peu de maïs, de verdures, pâtures destinées à quelque bovin ou cheval, car les animaux de la ferme représentaient un coût important pour des rendements agricoles modestes et sur les penchants de coteaux bien orientés, hyper secs en été, la vigne et des fruitiers. Les récoltes de blé, maïs, orge, seigle, n’étaient guère abondantes avec rutabagas, topinambours, choux voire patates, plus rares, notamment viande et poisson, une agriculture qui vivait quasiment en autarcie.

Une paire de bœufs ou un cheval de trait suffisaient pour quelques labours et tirer la charrette ; dans la basse-cour, par contre, la fermière entretenait son élevage de volailles : poules, canards, oies, dindes ou lapins enfermés dans des cages en bois grillagées, destinés, souvent, à rapporter quelques sous soit sur les marchés soit à la vente à des particuliers environnants…

Le monde agricole avait particulièrement souffert de la Grande Guerre de 14-18 et ses suites, les pertes humaines s’élevant à 42-44% des effectifs sous le drapeau, alors que la population active agricole représentait 40% de la population active totale. Et, dans cet entre-deux guerres, il ne fallait pas s’attendre à des changements spectaculaires car le pays avait subi d’importants dégâts matériels et une hécatombe humaine. De ce fait, beaucoup de jeunes rescapés et moins jeunes abandonnèrent la terre pour retrouver une activité professionnelle dans les centres urbains. Dans les années 20, la population agricole diminue d’environ 100.000 personnes par an, si bien qu’en 1931, pour la première fois, la population citadine se situait à 51,2%. Les campagnes se dépeuplaient et l’agriculture stagnait faute de main-d’œuvre, d’une modernisation et mécanisation insuffisantes, sauf, peut-être, dans les grandes plaines agricoles du nord de la France souvent sinistrées.

Hivers glacials interrompant toute activité rurale, paysages dénudés de leurs feuillages verdoyants, les journées étaient longues car je n'avais pas, encore, intégré l’école.

Et, dans cette période où la nature semblait dormir, et les heures s’égrener lentement, où les soirées commençaient tôt pour se prolonger dans le noir, souvent on se retrouvait autour de la cheminée, seul endroit où l’on pouvait se réchauffer les mains et les pieds.

Mais, notre ami paysan le plus proche, un peu désœuvré, en profitait pour faire de longues journées de chasse car ayant en réserve, poudre, plomb de différentes tailles, cartouches à fabriquer, il y passait de longs moments, choisissant ses plombs, mesurant la quantité de poudre en fonction du gibier, me montrant tout son savoir-faire et son attirail : petit plomb pour les volatiles ou canards sauvages, plus gros pour le lapin ou le lièvre, chevrotine quand, avec d’autres, ils décidaient d’aller chasser le sanglier.

Plusieurs fois, je l’accompagnais dans certaines de ses randonnées pour une après-midi ; un jour, il me dit : « Tu te sens d’attaque pour faire un plus long parcours, on fera des arrêts si tu fatigues. Tu en parles à ta mère. »

Nous voilà partis, le surlendemain, par une journée grise et froide de fin novembre. Mr Larfeuil avait environ 70 ans, visage émacié, une profonde balafre barrait sa joue gauche, souvenir de la guerre de 14 ; parfois, il ressentait des névralgies faciales douloureuses, certains muscles de la face ne réagissaient plus et sa paupière ptosée empêchait une ouverture complète de l’œil, le front lisse sans rides, la balafre remontait jusqu’au front et se perdait dans le cuir chevelu. Malgré cela, c’était un excellent chasseur avec sa chienne épagneul breton.

Casquette, moustache de rigueur, gros paletot de chasse, pantalons en forme de culotte de cheval, chaussettes et guêtres, chaussures montantes, la cartouchière en travers de la poitrine, la gibecière dans le dos et le fusil calibre 12 à l’épaule « Tu vas voir, tu n’es jamais allé là-bas, c’est un peu loin ; en approchant, on ralentira sans parler, d’ailleurs Zoupette va faire pareil et se mettra, peut-être, en arrêt, immobile, alors je lui ferai un petit signe d’avancer et là, pan, pan ! »

Je compris, alors, qu’il fallait avoir tous les sens en éveil, être très attentif et sur ses gardes, ne pas faire de bruit. Je suivais le chasseur pas à pas, il tenait le fusil prêt à épauler, approchant doucement de l’endroit. Un pré étroit, encaissé, cerné par les bois, le sol où on s’enfonçait un peu, était légèrement marécageux, j’aperçus un petit étang entouré de roseaux qui le cachaient.

On avançait lentement, sans bruit, et, brusquement, la chienne s’arrêta, immobile, regardant furtivement son maître. Alors, le chasseur épaula le fusil et fit un signe imperceptible de la main, la chienne avança une patte, une autre avec d’infinies précautions et, soudain, interloqué, je vis deux volatiles s’envoler devant nous, toutes ailes déployées et zigzaguant légèrement. Deux coups de fusil résonnèrent répercutés par les flancs de la colline ; la chienne se précipita dans les grandes herbes et les roseaux. Elle revint, toute fière, vers son maître, avec dans sa gueule une magnifique bécasse. « Zut ! s’exclama le chasseur, je crois bien qu’il y a aussi un canard sauvage, approchons de l’étang ». Alors, un troisième coup de feu retentit et, dans cet espace étroit, la détonation me semblait décuplée.

Une fois, récupéré le canard, la chienne Zoupette était introuvable, pendant plus de vingt minutes, on l’appela, et Mr L. de dire : » pas de soucis, elle a reniflé quelque chose et tant qu’elle n’a pas trouvé, elle continuera à chercher ». Finalement, on aperçut quelque chose qui bougeait dans les herbes hautes, faisant des zigzags, disparaissant, revenant, et la chienne réapparut, agitant la queue, regardant son maître comme si elle lui souriait, tenant dans sa gueule la deuxième bécasse. Après s’être fait prier, elle lâcha sa proie tandis que son maître la flattait, lui donnant un morceau de viande qu’elle s’empressa d’avaler.

La brume commençait à monter dans le vallon encaissé et le froid se faisait plus vif. Excité par ce que je venais de vivre, c’est sans peine que je refis le chemin inverse.

Un retour inespéré pour notre ami paysan et pour moi aussi qui venais de faire une découverte qui m’empêcherait de dormir et il me dit « On les mangera ensemble. »

 

Jacques Lannaud

 



26/08/2024
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