Souvenir d'enfance V, par Jacques Lannaud
Les battages autrefois
Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La Terre est assoupie en sa robe de feu.
Charles Leconte de Lisle (Poèmes antiques)
« La moisson était autour de nous. Au soir, elle était plus active…il entrait dans son blé ; ses hanches étaient comme un moyeu ; la faux tournait autour de lui presque en plein…avec son grand chapeau et sa chemise rousse, on le voyait de loin. Il avait chargé son char.... il tenait le cheval au museau et l’éventait avec une feuille de choux. »
Jean Giono (Jean le Bleu)
Quand juillet était là, la chaleur me faisait revivre. Plus d’engelures, plus de rhumes, de toux, plus de vents glacials me faisant frissonner… plus de classe, c’était les grandes vacances.
Alors, seul ou avec un copain, j’allais à l’aventure par les sentiers odorants, fleuris, où butinaient de nouveau les abeilles qui fabriquaient ce miel délicieux d’acacia et autres fleurs des champs que nous apportait, de temps en temps, un paysan apiculteur.
Et dans nos pérégrinations, à travers les coteaux et les sous-bois, il arrivait que l’on découvre quelque source qui sourdait d’une anfractuosité rocheuse dont le petit filet d’eau s’écoulait zigzaguant, dissimulé par une végétation verdoyante d’herbe, de petites plantes aquatiques, la pesse d’eau qui se dresse sur sa tige ou la sagittaire reconnaissable à ses petites fleurs blanches, que l’on avait repérées sur les planches jaunies accrochées aux murs de la classe ; fleurs sauvages ou herbes aromatiques, menthe sauvage, on en cueillait revenant chez nous en fin d’après-midi, assoiffés et brûlés par le soleil. Et, tout autour d’une petite flaque d’eau pure et fraîche que la source, elle-même, faisait onduler, nous observions ces libellules fines de couleur bleue, ces papillons jaune citron ou bleu clair qui, à notre approche, voletaient tout autour de nous, ainsi que des moro-sphinx qui, de leur longue trompe, n’arrêtaient pas de butiner les fleurs.
L'azuré de la bugrane
Le souci
le moro-sphinx
Le temps des moissons était arrivé. Dans le grand champ de blé que nous longions, la vague dorée s’inclinait sous un vent léger.
Notre ami paysan était en train de moissonner non pas à la faucille ou à la faux mais avec sa faucheuse tirée par son cheval. Pour nous, c’était tout un spectacle. Nous restions fascinés de voir la barre de coupe, réglée à hauteur pour ne pas heurter pierres ou racines, qui tranchait les épis serrés qui tapissaient le sol.
Le fermier sur son siège observait, attentif, le déroulement de l’opération, veillait à ce que le cheval se déplace d’un pas régulier sans trop ralentir ni accélérer, l’habitude de l’un et de l’autre aboutissant à cette harmonie entre la bête et l’homme pour relâcher ces javelles et les lier en gerbes que l’on regroupait.
« Venez nous aider. » lança-t-il. Car, il fallait ramasser toutes ces gerbes. La monture peinait par moments et il s’arrêtait à l’ombre des arbres qui bordaient le champ pour une pause et désaltérer la monture ; mais, le temps pressait car tout devait être terminé quand la batteuse annoncée arriverait le lendemain en fin d’après-midi pour battre le blé.
Dans ces étés rayonnants et chauds, c’était une occupation, l’occasion de passer le temps à une tâche ardente et le sentiment d’être utile. Nous ne connaissions ni les plaisirs de la mer ni ceux de la montagne que nous n’avions jamais vues. Mais, nous participions, pleins d’allant, discussions et plaisanteries n’étaient pas en reste et nous savions que l’on se retrouverait tous pour fêter cet épisode de la moisson autour d’une bonne table.
Le lendemain, nous étions aux premières loges pour voir se pointer cette batteuse montée sur de grandes roue à rayons, tirée par des chevaux de trait et positionnée dans le champ près des tas de gerbes. Une fois l’emplacement déterminé, les responsables de la machine l’avaient fixée sur l’aire au moyen de crics, l’organe essentiel qui faisait tourner les poulies actionnant les batteurs était entraîné par un moteur diesel.
Une fois démarré, le bruit se répandait à l'entour et nous regardions, pleins de curiosité, ce monstre que nous n’avions jamais vu fonctionner, auparavant. Les mécaniciens veillaient à son chevet, l’alimentant en carburant et en huile, et nous respirions pour la première fois, cette fumée dense et âcre que crachait le moteur, qui nous entourait et que le vent chassait. Des heures durant, elle broierait les gerbes de blé, séparant la paille et le grain recueilli dans de grands sacs tandis que la paille sortirait sous forme de balles.
Quand tout fut prêt, le moteur allumé, les gerbes de blé que nous allions chercher, récupérées par ceux qui étaient en haut, les engouffrant au fur et à mesure dans la batteuse, le bruit était intense ; on se protégeait de la poussière soulevée tout autour, à l’aide de mouchoirs sur le visage, et les brins de paille voletaient de tous côtés, s’accrochaient aux cheveux, aux vêtements, collés à la peau trempée de sueur, s’introduisant dans les chemises largement ouvertes.
Seule interruption, un pique-nique sur place ; et, tout l’après-midi jusqu’au soir, la batteuse fonctionna ; quand elle s’interrompit, nous nous sentions assourdis, instables et fourbus.
Finalement, tout allait se terminer dans la joie, les chants au son de l’accordéon, les danses ; et, dans la nuit chaude, retentit la Marseillaise, le chant des Partisans, à la Bastille on aime bien Mimi Peau de Chien, Ah ! ça ira ça ira, les Aristocrates à la Lanterne… la vieille culture révolutionnaire reprenait le dessus, sur l’histoire mouvementée qui se déroulait tout autour.
Mais, que deviendrait cette belle moisson de blé ? Marché noir, réquisition de la farine, je ne le sus jamais, le secret était bien gardé. Quant à nous, nous n’étions pas au pain de froment. Parmi tous ceux qui étaient présents, certains s’éclipsèrent rapidement, certainement appelés à une autre mission bien plus risquée.
Jacques Lannaud
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