Terre de l'homme

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Et au loin coule la rivière Espérance - Saga de Françoise Maraval - épisode 65

 

Souvenirs, souvenirs,

 

 

Une petite fille de 3 ans ne s’intéresse pas à la reconstruction de son pays, la France, ni à celle de l’Europe et encore moins celles des pays belligérants de la Deuxième Guerre mondiale.

 

Mes premiers souvenirs remontent à mes trois ans, à l’été de mes trois ans.

Je me revois dans la rue de la mairie, juste en face de notre porte d’entrée. Je suis debout face à une chaise sur laquelle repose un livre ouvert. J’ai un crayon de couleur rouge à la main et je trace de grands traits sur le livre.

Soudain, je vois une grande ombre noire s’abattre sur moi et me crier :

 

- « Tu n’as pas honte ! »

 

Le ton de cette voix était tellement intense et la surprise tellement totale que j’ai senti mes genoux se plier et que je me suis mise à trembler. Ma grand-mère Emma est tout de suite sortie de la maison et a posé sa main sur mon épaule.

La voix a repris :

 

- « Un aussi joli livre, l’abîmer ainsi ! Mais ce n’est pas permis ! »

 

Cette voix avait un nom, Mme Cosse, l’institutrice de l’école maternelle. Ma grand-mère lui a dit en patois :

 

- « Daissa lo far » : laisse-la faire.

 

J’entends encore ma mémé prononcer ces mots avec une voix qui accusait une grande lassitude.

 

J’ai tout de suite lâché le crayon. La maîtresse d’école a continué :

 

- « Tu ne sais pas que ce livre est rare et coûte cher ! Ce n’est pas un cahier de dessin. Nombreux sont les enfants qui voudraient avoir un livre aussi beau. »

 

Honte ! Je ne savais pas ce qu’était la honte mais je comprenais avoir commis un acte répréhensible. Je me suis sentie coupable. Rentrées à la maison, Emma a tout fait pour me rassurer. Il est vrai, qu’après cet incident, j’ai regardé ce livre différemment. Il m’avait été offert par mon tonton Fonfon. Il était en carton très épais et n’avait que deux pages. Les animaux de la basse-cour y étaient représentés, plus beaux les uns que les autres, avec des couleurs éclatantes.

L’institutrice de la maternelle n’était pas pour moi une inconnue, elle venait souvent à la maison prendre des nouvelles de ma grand-mère. Mon pépé Arthur se demandait pourquoi elle parlait aussi fort puisqu’il n’y avait pas de sourd dans la maison. C’est une habitude que prennent certains enseignants pour être entendus de l’ensemble de la classe. Pourtant, à cette époque, nous avions le plus grand respect pour le corps enseignant, nous étions disciplinés et nous ne parlions que si nous étions interrogés.

 

 

 

 

 

 

 

 

Je dois avoir 2 ans et demi

 

Un autre souvenir me revient en mémoire alors que j’avais aussi trois ans. J’apercevais souvent Monsieur Paul aux abords de la mairie. Il était un prisonnier allemand au service de la mairie. Il a dû rester en France deux ans après la guerre. Il était habillé en civil et, d’ailleurs, mon père lui avait arrangé des pantalons. Les garçons du quartier disaient de lui « le boche ». À la maison et dans les autres maisons de la rue de la mairie, on disait : Monsieur Paul. Il était parfaitement libre. Quand j’étais dans la rue, je l’apercevais entrer et sortir de la cave de la mairie, les bras chargés de bois. Le prisonnier était entre autres, chargé d’entretenir les poêles de la mairie, de l’école maternelle et du cours préparatoire.

Un jour, il m’a fait signe de le rejoindre et, sans hésitation, j’y suis allée. Il a alors sorti de sa poche, une plaque de chocolat et m'a donné un carré noir en me faisant signe de le mettre à la bouche. Quand le chocolat a commencé à fondre, j’ai tout de suite compris que je n’aimais pas ça. La gourmandise était horriblement amère, il fallait absolument que je me débarrasse de ce goût épouvantable. Je suis vite revenue à la maison et j’ai demandé un verre d’eau pour me laver la bouche.

À partir de ce jour, je l’évitais, je le fuyais, jusqu’au jour où je suis tombée nez à nez avec lui. Il a voulu renouveler son présent alors je m’en suis défendue avec une belle grimace en lui disant en "petit nègre" :

 

- « Pas bon ! »

 

J’avais remarqué qu’il parlait peu et mal le français et je pensais qu’il fallait lui parler ainsi pour qu’il comprenne. Monsieur Paul a beaucoup ri. Je ne me suis pas rendu compte de son départ pour l’Allemagne.

 

 

C’est en octobre 1947 que j’ai fait mon entrée à l’école maternelle. Je n’ai gardé aucun souvenir de ce grand jour qui a dû se dérouler sans joie ni peine. Je me souviens avoir été installée au premier rang, juste devant le bureau de la maîtresse. Au milieu de l’après-midi, la petite section, celle des trois ans, nous prenions la direction du dortoir, une pièce voisine de la salle de classe. Gisèle, l’assistante maternelle, nous installait sur des lits de camp ; j’aimais ce moment car j’y trouvais de l’apaisement. Non seulement, je dormais mais j’avais aussi le droit de sortir de ma poche, ma grande amie : ma sucette, appelée aussi « mon bout » à la maison ! Dans la salle de classe, elle était interdite, mais pour aider à l’endormissement, elle était autorisée. C’est cette année-là qu’elle a disparu de mon environnement.

J’ai peu de souvenirs, excepté celui d’un conte raconté par la maîtresse : « La petite chèvre de M. Seguin ». C’est l’histoire d’une petite chèvre qui n’a pas suivi les conseils de son maître ; elle a désobéi et est partie dans la montagne alors qu’elle savait que le loup y rôdait. L’inévitable a eu lieu car elle s’est retrouvée face au loup. Ils se sont battus un long moment et, épuisée, il a pu ainsi la dévorer.

Pendant que le récit se déroulait, je sentais les larmes m’envahir et j’avais besoin de me moucher. Malheureusement, la poche de mon tablier était vide et j’ai dû renifler un peu. Placée juste devant le bureau de la maîtresse, j’étais très gênée et j’entendais une voix intérieure me dire :

- « Tu n’as pas honte ? »

Mme Cosse allait me dire devant tout le monde, « tu n’as pas honte », mais il n’en fut rien.

 

C’est cette année-là, que nous sommes tous partis en voiture, sauf mon pépé resté à la maison. Mon père était devant à côté de Maurice Janot, le chauffeur, et pour ma part, j’étais à l’arrière avec ma mère et Emma.

Nous nous sommes arrêtés au Bugue et j’ai reconnu ma tante Raymonde qui nous attendait, rangée sur le trottoir. Nous sommes descendus de voiture pour l’embrasser et avant de reprendre la route, ma grand-mère a pris ma jeune tante à part. J’ai pu saisir cette phrase :

- « Tu me promets ! Tu t’occuperas bien de la petite. »

Je ne savais pas où nous allions et j’ai compris bien plus tard que notre destination était Périgueux. Là, j’ai le souvenir d’une petite chambre toute blanche ; ma grand-mère a posé sa valise sur le lit et a rangé son contenu, bien soigneusement, sur l’étagère d’une armoire métallique, puis mon père a posé la valise vide sur le dessus de l’armoire. Je ne comprenais rien, je sautais sur le lit comme une petite folle pour entendre les ressorts grincer. On a dû s’embrasser mais, au retour, Emma n’était plus avec nous dans la voiture.

 

La période qui a suivi, je ne m’en souviens pas. D’après ce que l’on m’a dit, j’ai passé 2 ou 3 jours chez ma grand-mère Yvonne. Je me vois revenir à la maison, la famille était rassemblée dans la cuisine, j’ai embrassé tout le monde et j’ai eu vite fait de constater que ma grand-mère Emma n’était pas présente. J’ai demandé la raison de son absence. La grande cousine Marcelle a lancé :

 

- « Elle est partie ! » et cela dans un grand éclat de rire, le rire hystérique que tout le monde lui connaissait.

 

J’ai regardé mon grand-père Arthur, il était visiblement très malheureux, complètement effondré. Je l’ai pris par la main, à la recherche de ma grand-mère. Nous avons visité toutes les pièces de la maison et Arthur me suivait docilement. Elle n’y était pas… Mais, enfin, ce n’est pas possible qu’elle soit partie, elle ne nous aurait pas abandonnés, elle nous aimait tant et nous l’aimions tant. Mais un indice me revenait en mémoire, elle avait emporté une valise ?

Nous étions si heureux ! Je suis sûre qu’elle va revenir.

 

J’ai été malade, combien de temps, je ne sais pas. À la maison, personne n’avait compris la confusion que je faisais entre partir et mourir. Je la croyais vraiment partie et je l’imaginais quelque part, s’occupant d’une autre petite fille. La nuit, je faisais toujours le même cauchemar : j’étais obsédée par une valise posée sur l’armoire de la chambre de mes parents car je dormais dans leur chambre. Je pleurais, je criais jusqu’à ce que mon Yatou me réveille. Bien sûr, il n’y avait pas de valise sur l’armoire. Dans la journée, je me promenais avec mon grand-père, je crois bien que c’est moi qui le promenais. Je voulais l’aider en attendant que sa femme revienne : oui, car elle va revenir !

 

Ma grand-mère est partie en janvier 1948, j’ai alors 3 ans et demi. C’est au printemps de cette même année que le problème a été résolu. J’étais en haut de la rue, devant chez Roye, quand Viée est sortie pour m’embrasser. Je lui ai demandé si elle croyait que ma grand-mère allait revenir. Je revois son visage étonné, elle m’a entraînée chez elle et m’a expliqué qu’Emma avait été très malade et qu’elle était morte pendant son opération à l’hôpital de Périgueux.

Ma grand-mère était très malade et je ne m’en suis pas rendu compte, alors que moi je pleure quand j’ai une otite.

 

 

 

 

 

 

 

 

Viée est allée voir Arthur :

- « Que l’on ne s’inquiète pas ! J’emmène la petite en promenade. »

Elle a préparé un bouquet de roses rouges et un bocal en verre, et nous avons emprunté la route du Bugue et celle d’un endroit que je ne connaissais pas : le cimetière. C’est ici que sont rassemblés tous les morts. Viée a trouvé de l’eau et le joli bouquet a été posé sur une tombe, la tombe de ma grand-mère. Je n’ai pas pleuré, j’étais au contraire rassurée : elle ne nous a pas abandonnés, elle nous aimait toujours.

 

À la rentrée des classes de 1948, j’ai changé de maîtresse d’école ; Madame Cosse avait pris sa retraite et Madame Geneste était venue la remplacer.

J’avais des otites à répétition et la décision a été prise de me faire opérer des végétations et des amygdales.

C’est Michau Lamaurelle qui nous a emmenés dans sa fourgonnette, à l’hôpital de Sarlat, mon pépé et moi. Le docteur Akka m’a opérée. J’ai le souvenir d’avoir été installée sous une espèce de tente à ciel ouvert. J’ai entendu parler de chloroforme et j’ai craché beaucoup de sang dans une cuvette blanche. À la vue du sang, je me suis mise à hurler ; mon pépé était là, complètement ahuri et, le voyant si malheureux, j’ai décidé de me ressaisir. Avant de repartir, on m’a donné un bâtonnet de glace rouge à sucer. Il paraît que j’ai parlé longtemps du tortionnaire d’enfants : le docteur Akka.

Bien plus tard, je me suis demandé pourquoi avoir confié une tâche pareille à mon grand-père qui, visiblement, n’y était pas préparé. Je le revois catastrophé ! Et pourquoi était-il présent pendant l’intervention ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Je me suis vite remise de ce premier contact avec l’hôpital.

 

À l’école, Madame Geneste parlait aussi fort que Madame Cosse et, en plus, elle avait une voix très aiguë. La moyenne et la grande section ne m’ont laissé aucun souvenir, excepté un incident qui s’est passé dans la cour, à la récréation. J’étais dans la grande section et nous étions régulièrement témoins de la même scène. Les grands garçons harcelaient un petit bonhomme de 3 ou 4 ans qui avait une importante tache marron sur la joue. L’enfant était bousculé et traité de « portos ». Je me suis interposée en criant :

- « Mais vous n’avez pas honte ! »

L’assistante maternelle est accourue en me disant que ce n’était pas à moi d’intervenir.

- « Mais alors, c’est à qui ? » ai-je rétorqué en regardant les maîtresses.

Le problème s’est résolu tout seul. Raymond, me semble-t-il, n’a plus été embêté. J’ai appris plus tard qu’il était d’origine portugaise, d’où « le portos ». Je ne lui ai jamais parlé mais quand nous nous rencontrions, je lisais de la reconnaissance dans ses yeux. C’est mon seul souvenir de ces deux dernières années de maternelle.

 

Le dimanche, je restais à la maison avec ma mère. Dans l’après-midi, elle préparait des gâteaux pour utiliser la crème de lait de la semaine. Mon père était au rugby : il faisait payer les places d’entrée quand le match avait lieu à Saint-Cyprien et quand le match était programmé à l’extérieur, il suivait l‘équipe.

Mon pépé, quant à lui, après sa sieste, allait jouer à la belote à l’hôtel de la Poste chez Maurice Janot.

Un soir de la fin janvier 1949, j’avais 4 ans, en rentrant du rugby, mon père s’est étonné de ne pas voir Arthur à la maison. On a pensé qu’il était encore à la belote bien qu’il soit vraiment tard dans la soirée. Mon Yatou est allé le chercher à l’hôtel de la Poste ; de retour, il a dit qu’il n’avait pas été vu de la journée. On est remontés voir dans sa chambre : personne. Puis, mon père est allé voir chez le voisin, le garde- champêtre : il n’y était pas non plus. Enfin, on l’a trouvé au fond du jardin, sous le préau, près des lapinières. Il était en hypothermie car là, depuis longtemps, et la journée avait été pluvieuse et froide. Louis, le garde-champêtre, a aidé mon père à le ramener dans sa chambre. J’ai tout vu ! Le docteur Sage est arrivé, il n’a pu rien faire. Mon Arthur était mort, lui aussi…

 

Il ne pouvait plus vivre sans Emma, c’est ce que j’ai pensé. Arthur était mon pépé, mais aussi mon copain, mon confident. J’ai essayé de veiller sur lui, mais je n’ai pas réussi.

 

Le lendemain, sa mère, mémé Maria, décédait aussi.

 

 

 

 

 

arbre généalogique FM 1

arbre généalogique FM 2

 

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Demain : C'était ma plus jeune tante.

Après-demain : Rencontre magique avec un couple de cygnes, reportage de Bruno Marty



20/05/2023
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