Terre de l'homme

Terre de l'homme

Un monologue saisissant.

 

 

 

 

Maxence Van der Meersch — Wikipédia

 

Maxence Van der Meersch.

Image Wikipédia

Maxence Vandermeersch, dit Maxence Van der Meersch, né à Roubaix, le 4 mai 1907 et mort au Touquet, le 14 janvier 1951, est un avocat et écrivain français, dont l'œuvre principale est L'Empreinte du dieu, prix Goncourt en 1936. Wikipédia

 

Van  der Meersch plaça son monologue interrogatif sur les hauteurs du Mont Revard dominant le Lac du Bourget. C'est probablement là que l'agnostique eut, avant de sabrer son doute, un sérieux questionnement sur l'existence d'un dieu, ou de Dieu. Il fit, là, un examen de l'hypothèse d'un dieu qui, à son avis, si elle était révélée, ne pouvait être qu'une intelligence souverainement indifférente, impitoyable et mauvaise. Maxence Van  der Meersch restera, sa vie durant, un écorché vif. S'il a rejoint la religion, après de multiples interrogations intimes, pour sa sépulture, au cimetière de Mouveaux, il fut inhumé civilement.

 

P-B F

 

 

Monologue de Jean Doutreval

s'adressant à Fabienne, sa fille.

 

Vue sur le Revard et Aix-les-Bains depuis la chapelle du Mont du Chat

 

Image Ville d'Aix-les-Bains, vue depuis le Mont du Chat.

 

  

Doutreval et Fabienne s'asseyaient dans l'herbe. Sous eux, à quatre mille pieds en bas, le lac n'était plus qu'une aigue-marine enchâssée dans la roche. De l'autre côté, le Revard, à pic sur le bariolage pimpant des maisons et des cottages, dressait sa muraille crevassée. Au loin, la Chambotte perdait sa cime parmi les écharpes de vapeurs ténues. Doutreval, une branche d'aubépine aux dents, aspirait le capiteux parfum de la petite fleur blanche sauvage, et écoutait autour de lui l'éternel, le minuscule et formidable concert de milliards d'insectes. Il pensait avec amertume à la dérision de ce pullulement de vies inutiles, fermentation née sous le soleil, et qui mourait avec l'automne pour renaître avec le printemps, tout aussi grouillante, absurde et vaine, étrangère au-delà de toute idée à l'aventure humaine qui se déroulait à côté d'elle. Et il avait beau sentir les ravages effroyables que ses paroles pouvaient exercer dans l'âme de sa fille, il ne pouvait s'empêcher d'ouvrir son cœur devant elle, de lui crier son horreur et son désespoir devant le spectacle de la vie telle qu'il le concevait. Il disait :

-          Hein, Fabienne ! Pense, l'homme disparaîtra du monde, la dernière conscience, le dernier témoin lucide s'éteindra,  sur la terre. Mais ces milliards de petites bêtes, au flanc de leur montagne, n'en continueront pas moins  leur musique, leurs accouplements, leur absurde aventure répétée sans progrès, sans changement et sans but, depuis les débuts de la  terre. As-tu déjà vu au musée d'Aix, l'empreinte de cette libellule de l'âge tertiaire, emprisonnée dans un morceau de roc ? Une libellule tout à fait pareille à celles  qui passent autour de nous à présent même, avec leurs ailes bleues. Pourquoi donc ont-elles aussi obstinément tenu à vivre, les libellules, depuis le commencement du monde, au milieu du massacre et de l'horreur perpétuels qu'est la vie ? Elles qui sont plus vieilles que l'homme, combien de millions de siècles  lui survivront-elles, avant l'extinction de toute vie sur la croûte terrestre ? La vie, jeu horrible, invention de cauchemar.

-          Et dans la splendeur de l'après-midi, toute bruissante, Doutreval évoquait pour Fabienne les carnages, les massacres, les égorgements, les tortures, tout l'épouvantable drame qui se cache au fond de l'herbe où, allongés, nous goûtons ce qu'on appelle la douceur de la nature. La mante religieuse qui dévore son mâle tandis qu'il la féconde, l'araignée qui capte la mouche, et le pompile qui poignarde l'araignée ; le cercéris qui d'un triple coup d'aiguillon, détruit scientifiquement les trois centres nerveux du bupreste et l'emporte, pour que plus tard sa  larve puisse consommer vivant tout frais,  le malheureux insecte paralysé, en choisissant les bouchées, en ménageant avec une science atroce les centres vitaux, en gardant la vie jusqu'à la dernière particule de chair chez sa victime. Le leucospis, l'anthrax, dont le ver s'applique tout simplement au flanc de la larve du chalicodome et la suce à travers la peau, aspire, pompe cette bouillie vivante qu'est la larve, et la dessèche savamment, elle aussi, pour la tuer, en la gardant fraîche, vivante et qui ne naîtra pas, l'inimaginable gaspillage de vie condamnée à mort avant d'avoir vécu. Une horreur emportait Doutreval, lui faisant oublier tous les principes de foi, menteurs et salutaires à ses yeux, qu'il avait voulu voir inculquer à Fabienne.

-          Un Dieu ! disait-il à Fabienne. Un Dieu ! Quel monstre serait-il donc s'il existait ! Quel tableau que sa création !  Un massacre général ! Les lois les plus féroces, les plus barbares, les plus horriblement inhumaines : lutte pour la vie, élimination des faibles, la vie se nourrissant de la mort, l'être mangeant l'être et mangé par l'être, la douleur, le sangle crime, tout au long du cycle infernal. Une sélection sans pitié, sans justice, les descendants expiant les erreurs des ancêtres, les mêmes châtiments frappant les mêmes fautes matérielles, quelles qu'aient été les intentions, les faibles éliminés par la souffrance, l'équilibre universel maintenu par la plus farouche inter-destruction des espèces… Si Dieu existe, il ne peut être qu'une intelligence sans cœur, une machine à calculer, un esprit mathématique, puissant et monstrueux, pour qui la douleur ne compte pas, et dont le plan gigantesque et inhumain n'avait pas été fait pour être contemplé et compris par un être doué d'une sensibilité. Le plan de Dieu, un plan sauvage et grandiose, ne devait pas avoir prévu l'éveil de la conscience humaine. L'homme, ce témoin, avec son cœur et ses rêves de justice, a dû être un accident dans cette évolution.

-          " Non, vois-tu, petite, je préfère encore le nier, Dieu, lui refuser l'existence. Plutôt qu'à une telle intelligence divine souverainement indifférente, impitoyable et mauvaise, il  vaut mieux croire au néant, au hasard, à une nature absurde et brute, énorme bête stupide qui porterait l'homme à son flanc comme une punaise et ne le sentirait même pas. Un monstre obtus, tâtonnant, sourd et aveugle, l'absurde depuis le plésiosaure jusqu'au microbe, massacrant, torturant, égorgeant, s'obstinant en efforts incohérents et sans but, mais avec, du moins, l'excuse de l'inconscience. Oui, mieux vaut encore ce néant. Tu ne trouves pas ?

Fabienne ne répondait pas. Les paroles de son père lui brûlaient l'âme comme un alcool amer et sauvage. Tout se fût éclairé sans doute si elle avait pu se dire : " Mais en face de tout cela, il y a ma révolte, à moi, la conscience que j'ai de cette injustice. Et c'est peut-être cela qui est Dieu. "  

 

Maxence Van der Meersch, "Corps et âmes" tome II, [1943] Page 39 à 42

 

 

 

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sépulture

 

La sépulture des Van der Meersch au cimetière de Mouvaux, dans la couronne lilloise.



30/01/2022
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