De belles gens. Suite n° 14. Saga de Françoise Maraval
DE BELLES GENS
Chapitre XIV
L'Apocalypse toujours et toujours
Les territoriaux* creusent les tranchées
Toutes les familles de soldats en France, chez nos Alliés et aussi chez nos ennemis, attendent des nouvelles du fils, du père, du frère, du mari ou du fiancé.
Au pied de Montmartre, à Saint-Cyprien, Yvonne vient de recevoir une lettre du front, une lettre d’Achille. Anastasie s’offre pour en faire la lecture :
Mon Yvonne chérie,
Chère Mère,
Je n’ai pas changé de position, je suis toujours dans la Somme.Nous continuons notre travail de construction de tranchées. Nous nous enterrons le plus près possible des tranchées ennemies, à deux mètres de profondeur et nous protégeons nos énormes trous avec des branchages et des barbelés. Hier, nous avons reçu de l’arrière, des quantités importantes de sacs de sable, écrans supplémentaires, qui fortifient nos tranchées et nous rassurent un peu plus. L’État-Major veut édifier 700 km de tranchées sur tout le front, de la Mer du Nord à la frontière avec la Suisse.
Depuis trois jours, je suis à l’arrière à 3 km du front, chez un menuisier, le brave Delbard, un homme âgé. Nous construisons des échelles pour les tranchées : elles vont permettre à nos troupes de monter rapidement sur le plancher des vaches, pour nous confronter à l’ennemi. L’honnête homme ne compte pas ses heures et ses deux petits-fils, 13 ans et 15 ans, nous sont très utiles. Pour ce faire, nous avons du bois de chêne et le jeune et grand garçon-boucher du village, réformé pour cause d’obésité, vient tester la solidité des échelles.
Vous avez compris, je vais bien. Au niveau sommeil, je récupère un peu car, sur le front, nous sommes toujours sur le qui-vive, jour et nuit, prêts à intervenir en cas d’assaut. Les tranchées adverses sont à quelques dizaines de mètres des nôtres : les combats ont lieu entre les deux tranchées ennemies. Cette guerre de tranchées, guerre de position, se traduit par l’immobilité.
Je vous remercie pour les colis, je me sens coupable et, pour rien au monde, je voudrais vous priver de quoi que ce soit. Sur le front, nous partageons : je donne mais je reçois beaucoup. Le cantal que je viens de recevoir, est parfait, ainsi que le saucisson et vos petits gâteaux sablés aux noix me réchauffent le cœur. Hier, le boucher du village a apporté une belle pièce de viande que la femme Delbard a fait cuire, j’ai failli éclater en sanglots : c’était tellement bon…
Je pense aux camarades restés sur le front qui attendent mon retour. Avec Louis, l’instituteur, nous nous sommes proposés pour écrire aux familles de ceux qui sont illettrés et pour leur lire les lettres arrivées en retour. J’ai relu, il y a environ 10 jours, « les misérables » de Victor Hugo et, chaque soir, j’en ai fait un résumé pour les soldats. Quelques livres circulent et les braves poilus sont friands des histoires qu’ils racontent.
Surtout, ne vous inquiétez pas pour moi. J’attends de vos nouvelles. Embrassez ma sœur et ses enfants, pour moi et donnez-moi des nouvelles d’Henri L.
Ma petite Yvonne chérie, je t’embrasse bien tendrement.
Bien chère mère, je te remercie de veiller sur Yvonne et mes pensées affectueuses t’accompagnent.
Achille, le 14 février 1915
les soldats dans les tranchées
Dans le bas de la ville, les nouvelles sont presque bonnes. Arthur, Marcel et André écrivent régulièrement. Mais, toujours rien, en ce qui concerne Henri : on ne sait que penser…
Pour Arthur et Marcel, le transport des blessés et des convalescents pour l’un et des munitions pour l’autre, rythme leurs journées et leurs nuits. On récupère tant bien que mal, soit à l’arrière du front, soit de retour au dépôt.
Les journaux sont lus, chaque jour : on suit l’évolution des combats ou, du moins, ce qu’ils veulent bien en dire. Emma et son beau-père s’échangent le Petit Journal et L’Humanité ; Alice ramène de l’hôtel de la Poste, d’autres journaux qui ont déjà deux ou trois jours. Le dimanche, chez le patriarche, pendant le déjeuner dominical, on confronte les points de vue. Jean Maraval a besoin de retrouver son monde, autour de lui. Auguste, le commis d’Emma, est présent pendant que marraine Angélique se partage entre plusieurs familles. Le petit Jeantou ouvre grand ses oreilles et attend, patiemment, le moment où il pourra se lever de table et aller jouer avec Fonfon. Depuis que le jeune oncle est en apprentissage, il a peu de temps à consacrer à son neveu : le dimanche après-midi, ils se retrouvent comme autrefois.
Le 10 mars 1915, André Maraval est passé du 123ème RI au 418ème RI (régiment d’infanterie). Ce régiment a été créé pour les besoins de la guerre, il est donc un régiment sans passé mais, rapidement, il va se charger de se tailler un présent. La formation militaire s’est déroulée au camp de Souge, en Gironde. Le 15 avril, le 418ème RI est transporté sur le front nord-est et appelé à constituer avec la 3ème brigade marocaine et deux anciens bataillons de chasseurs, la 153ème Division, elle-même rattachée au 20ème Corps d’Armée.
Le 22 avril, cette Division est envoyée en renfort sur le canal de l’Yser, aux côtés des troupes belges et de la 1ère Division canadienne d’infanterie, positionnée à gauche des Britanniques. C’est la deuxième bataille d’Ypres, la première ayant eu lieu à l’automne 1914, sous le nom de bataille des Flandres. Ensemble, les troupes alliées doivent enrayer les succès des Allemands du 20 avril, entre Ypres et Steenstraat, succès dûs à l’emploi – pour la 1ère fois- de gaz de combats toxiques, à grande échelle : le dichlore. Ce gaz sera baptisé « Ypérite ». Le 418ème RI reçoit le baptême du feu à Gavenstafelen, enlevant le hameau de Lizerne avec un entrain et une impétuosité admirables. Les assauts, marqués principalement par des initiatives héroïques, déplorent plusieurs lacunes, surtout le manque d’appui de l’artillerie.
Les cylindres de gaz explosent
Le 24 avril, les Allemands libèrent encore des nuages de gaz toxiques, lors de leur offensive sur le saillant d’Ypres . Leur attaque se concentre sur Saint-Julien, position tenue par la 1ère Division canadienne, qui empêche la percée allemande et qui improvise des protections, à l’aide de mouchoirs imbibés d’eau et d’urine.
La deuxième Bataille d’Ypres se terminera par la Bataille de Bellewaerde des 24 et 25 mai 1915.
Les Canadiens improvisent des masques avec des mouchoirs imbibés d’urine.
le 24 avril 1915, les Canadiens à la Deuxième Bataille d’Ypres.
Tableau de Richard Jack
Le 418ème RI a suscité l’admiration de ceux qui l’ont vu et, particulièrement, des grenadiers belges qui s’écrient en le voyant charger :
- Qui sont ces soldats, nous n’avons jamais rien vu d’aussi admirable. (commandant Breton de l’Armée belge, dans son livre : « Combat de Steenstraat »)
Ainsi, parlaient les journaux de la fin avril 1915. Vous imaginez l’inquiétude de la famille Maraval… On espère une lettre d’André !
Revenons à Saint Cyprien.
-Le petit Maurice Janot est parti au front.
C’est ce qu’annonce Jean Maraval senior à sa belle-fille. Pour lui, Maurice sera toujours le petit Maurice malgré son 1m 85. Quand Arthur a eu son certificat d’études, il a été embauché par la famille Janot pour garder et surveiller Maurice, deux ans, le plus jeune du clan. Les parents, à l’hôtel de la Poste, sont très pris par leur travail. Le patriarche avait rêvé d’un emploi plus valorisant pour son jeune fils car, vous êtes d’accord avec lui , surveiller un enfant, c’est une occupation de femme. L’adolescent et l’enfant se sont bien entendus et leur entente est devenue le point de départ d’une belle amitié.
Maurice est donc incorporé au 23ème régiment d’artillerie.
Ce matin du 12 mai 1915, M. le maire de Saint-Cyprien, Clément Chartroule, se réveille avec un mauvais pressentiment : la journée va être difficile. Depuis le début de la guerre, il met un point d’honneur à arriver le premier à la mairie. Les gendarmes reçoivent de l’Autorité militaire supérieure, les avis de décès et de disparition des soldats du village et, cela, tôt le matin. Ils viennent apporter les avis à la mairie et M. le maire en prend connaissance. Il a la lourde responsabilité d’en informer les familles, soit directement soit par l’intermédiaire des gendarmes ou du facteur. Ils sont devenus les annonciateurs du malheur : ils n’ont pas besoin de parler, en les voyant, les familles savent déjà.
Le pressentiment de ce matin se confirme. L’avis de décès concerne André Maraval, soldat de 2ème classe, décédé le 28 avril 1915, à l’hôpital anglais d’Hoogstaede en Belgique. M. le maire n’a pas le choix, il doit annoncer lui-même la mauvaise nouvelle car le jeune soldat mort sur le front, est le fils de son chef-cantonnier. L’homme n’est pas facile : un éternel rouspéteur mais, au fond, un très brave citoyen et un admirable mari et père. Ses cantonniers le respectent et il est toujours là pour les défendre et prendre à sa charge les problèmes.
Clément Chartroule demande aux gendarmes d’aller informer Emma, route du Bugue, et Alice à l’hôtel de la Poste, lui va chez Maraval. Il sait que Jean, le chef de famille, a pris son travail et doit se trouver quartier de la gare avec ses cantonniers. Quand Maria reconnaît la voiture du maire, elle pense qu’il a un renseignement à demander à son mari. Elle accueille la nouvelle avec stupeur et ses pensées confuses s’envolent en direction de son époux. Le choc va être violent. Chaque jour, Jean Maraval ne peut pas s’empêcher de parler de ce fils qu’il accompagne de son mieux depuis sa naissance. M. le maire demande à Maria de l’accompagner et, en voyant sa femme descendre de cette voiture, Jeantou comprend qu’un malheur est arrivé. Qui ? Arthur ou André ? Maria articule « André » sans qu’aucun son ne puisse sortir de sa bouche. La chef-cantonnier lit sur ses lèvres : André.
Une masse lui tombe sur la tête et le plaque au sol, à genoux. Les yeux et les bras levés vers le ciel, il adresse des reproches au créateur :
-Je me suis abaissé à t’implorer tous les jours, pour que tu épargnes mes fils, je t’ai confié ce que j’ai de plus cher au monde. Je suis vraiment bête ! te faire confiance ? quelle erreur ! Toi qui n’as rien fait pour sortir ton propre fils de la galère dans laquelle tu l’avais mis. Tu as regardé, d’en
haut, ton fils, se faire crucifier après un chemin de croix inhumain, sans rien faire pour arrêter ça.. Mon fils, mon pauvre fils, mon enfant ! Il est mort et nous n’étions pas près de lui.
Ses bras sont retombés comme des poids morts. Il voulait se lever, mais ne pouvait pas. Il faisait un avec la terre. Une chape de plomb reposait sur sa tête et sur ses épaules. Il regardait devant lui, hébété.
Ses amis cantonniers l’ont délicatement attrapé sous chaque bras, pour le conduire à la voiture. Les jambes du père ne fonctionnaient plus. Ils l’ont hissé à l’arrière de la voiture, à côté de Maria. Là il s’est écroulé sur la poitrine de sa femme, poitrine si douce et si généreuse qu’il aime tant et des sanglots sont enfin sortis du fin fond de son être pour soulager son immense douleur.
Les cantonniers ont suivi avec le vélo et ont pu ainsi faire gravir les escaliers de la maison, à leur chef toujours incapable de se servir de ses jambes. Le fauteuil de Jean Maraval l’attendait, installé près de la cheminée, allumée pour la circonstance. Emma et Alice étaient dans la cuisine, le café venait de se faire et Alice avait sorti la bouteille de gnôle. Maria a fait boire son mari qui tremblait de tous ses membres et la dose d’alcool aidant, à la surprise générale, le père s’est endormi rapidement.
- Le maire a expliqué qu’André était mort des suites de ses blessures survenues pendant la bataille d’Ypres des 22, 23 et 24 avril dernier : pour le moment, on ne pouvait en dire plus. Il a promis de revenir dans l’après-midi et il fallait surtout que Jeantou se repose.
Une fois seules, les femmes sont restées muettes et Maria s’est rendu compte qu’elle n’avait pas versé une seule larme. Elle ne pouvait pas ! Malgré son immense peine, elle ne pouvait pas… Elles ont soigné le repas de midi pour donner de l’appétit au patriarche.
Jean Maraval s’est réveillé peu avant onze heures. Oui, il se souvenait de la triste nouvelle.
- André survolait la vie, il n’y est jamais entré. Il était là sans y être. Il savait qu’il était né pour mourir très vite. Pourquoi se gonfler d’illusions ? Inutile de déplier les voiles, le marin reste au port. J’ai toujours senti quelque chose d’inexplicable chez cet enfant. Il est mort et nous n’étions pas à ses côtés. Grand Dieu, qu’Arthur nous revienne !!!
Après le repas et la même potion magique que celle du matin, Jean est allé se coucher, cette fois dans son lit. Le soir, il n’a même pas senti Maria se glisser contre lui.
Le lendemain, il s’est levé à l’heure habituelle et, après avoir pris son casse-croûte, il a embrassé sa femme et sa fille. Elles l’ont vu s’éloigner sur son vélo et ils ont tous repris le cours de la vie.
* les territoriaux :
Entre 1914 et 1918, huit millions d’hommes entre 18 et 45 ans sont mobilisés soit 20 % de la population.
Pendant la Première Guerre Mondiale, les régiments d’infanterie territoriale (RIT) étaient des unités militaires composées d’hommes âgés de 34 à 49 ans, considérés comme trop âgés et plus assez entraînés pour intégrer un régiment d’active ou de réserve. Ils effectuaient des travaux de terrassement, de fortifications, de défense, d’entretien des routes et voies ferrées, de creusement et réfection de tranchées et de boyaux. Ils exploraient et nettoyaient le champs de bataille . Ils récupéraient des armes , arrêtaient et escortaient des soldats allemands isolés ou blessés, ils ramassaient, identifiaient et ensevelissaient des cadavres. Ils ont construit et gardé les camps de prisonniers etc.
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Épisode 1 parution le 23 juin 2021 : le 24 juin 1944 chez Maraval
Épisode 2 parution le 6 août 2021 : l’enfance d’Emma
Épisode 3 parution le 28 août 2021 : La rue de la mairie
Épisode 4 parution le 8 septembre 2021 : Emma et Arthur
Épisode 5 parution le 19 septembre 2021: de retour au pays
Épisode 6 parution le 7 octobre 2021: la vie tout simplement
Épisode 7 parution le 21 octobre 2021 : l’héritier
Épisode 8 parution le 6 novembre 2021 : l’école
Épisode 9 parution le 19 novembre 2021 : un tsunami se prépare
Épisode 10 parution le 3 décembre 2021 : le 24 juin 1944 chez la famille Marchive.
Épisode 11 parution le 18 décembre 2021 : Achille.
Épisode 12 parution le 3 janvier 2022 : L’Apocalypse, c’est maintenant, 1914
Épisode 13 parution le 18 janvier 2022 : L’Apocalypse, c’est encore maintenant, 1914/1915
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La généalogie de la rédactrice
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