Un accident de cheval
Michel Eyquem de Montaigne
L’aventure que je vais vous conter, se passe à une époque trouble et agitée, un temps qui contraste terriblement avec nos sociétés actuelles où tout s’est accéléré au détriment des loisirs et du temps de vivre. Il y avait du charme à parcourir nos chemins de campagne à cheval, sans que rien ne vienne perturber cette paisible randonnée ; de nos jours, c’est le bang d’un avion supersonique, le bruit de motos pétaradant, d’un TGV, de quelque marteau-piqueur etc.… qui martèle votre ouïe et non plus le cri perçant de quelque animal, d’un âne qui braie, d’un coq qui fait entendre son chant à tue-tête, de quelque chariot cahotant dans le chemin, tiré par des bœufs ou un chien aboyant.
Notre cavalier, féru d’équitation, décida, un beau jour, de sortir de sa thébaïde, respirer l’air de sa campagne, reprendre les rênes de sa monture. Plus jeune, il prenait sa jument, dévalait la pente du tertre à toute vitesse et, à travers bois et vignes, s’en allait courir les filles et, arrivé au bord de la rivière, mettait pied à terre, poussant sa monture dans une « filadière », ces pirogues à fond plat. Un peu brouillé par l’instabilité des flots, il se gardait bien de s’aventurer sur ces eaux tumultueuses au moment de l’équinoxe, lorsque le fleuve était gonflé par l’impressionnante vague venue de la mer. Des chemins chaotiques, ravinés de fondrières boueuses en hiver, où il fallait ménager sa monture, prendre garde aux chariots, aux files de gens à pied chargés de sacs, souvent munis d’un bâton armé à la main pour éviter des chiens quasiment sauvages et menaçants, des loups ou de mauvaises rencontres. Mais, à ces voies plus fréquentées, il préférait les petits sentiers qui sinuaient à travers bois de châtaigniers ou de chênes, car il connaissait sa campagne sur le bout des doigts.
Le temps s’était écoulé depuis, mais son envie du plaisir équestre intact le décida à enfourcher l’animal qui rongeait son frein, dans l’écurie. Laissons à l’intéressé, le soin de vous conter sa « mésaventure » :
« …J’étais allé un jour me promener à une lieue de ma demeure…j’avais pris un cheval docile mais pas très sûr. Comme je revenais et que je tentais de faire faire à ce cheval quelque chose à quoi il n’était pas encore bien préparé, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin dont la bouche ne ressentait plus rien, mais au demeurant frais et vigoureux, cet homme, dis-je, pour faire le malin et devancer ses compagnons, poussa la bête à bride abattue droit dans le chemin que je suivais et vint fondre comme un colosse sur le petit homme sur son petit cheval et le foudroyer de toute sa force et de son poids, nous projetant l’un et l’autre, cul par-dessus tête…Et voilà le cheval étalé, tout étourdi, et moi à dix ou douze pas de là, étendu sur le dos, le visage tout meurtri et écorché, l’épée que j’avais à la main ayant valsé à dix pas de là au moins, ma ceinture mise en pièces et incapable de faire un mouvement ou de ressentir quoi que ce soit, non plus qu’une souche.( C’est le seul évanouissement que j’aie jamais connu jusqu’à maintenant.)
Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé par tous les moyens de me faire revenir à moi, me tenant pour mort, me prirent dans leurs bras et m’emportèrent, avec bien des difficultés, jusqu’à ma demeure qui était à environ une demi-lieue de là. Sur le chemin, après avoir été considéré comme trépassé pendant deux heures au moins, je commençai à bouger et respirer : mon estomac était tellement rempli de sang que pour pouvoir l’en décharger, la nature avait eu besoin de ressusciter ses forces. On me remit sur mes pieds, je rendis un plein seau de sang, à gros bouillons, et, plusieurs fois le long du chemin, il en fût de même. Par ce moyen, je commençai à reprendre un peu de vie, mais ce ne fut que peu à peu, et cela prit si longtemps, que mes premières sensations étaient beaucoup plus proches de la mort que de la vie…Quand je recommençai à y voir, ma vue était si trouble, si faible, si morte en somme que je ne discernais encore rien d’autre que la lumière…La première pensée qui me vint, ce fut que j’avais reçu un coup en pleine tête.
Je n’imagine pas d’état plus insupportable que celui d’avoir l’âme vivante mais mal en point, sans pouvoir se manifester.
Comme j’approchais de chez moi, où la nouvelle de ma chute était déjà parvenue et que les gens de ma famille arrivaient avec les cris habituels pour ce genre de choses, non seulement je répondis par quelques mots à ce qu’on me demandait mais, de plus, on raconte que j’ai pensé à commander qu’on donnât un cheval à ma femme que je voyais s’empêtrer et se démener sur le chemin qui est pentu et malaisé…Je ne savais ni d’où je venais , ni où j’allais, je ne pouvais apprécier ni considérer ce qu’on me demandait, ce n’étaient que les faibles effets que les sens produisent d’eux-mêmes, comme d’habitude, et ce que l’esprit y apportait, c’était en songe, très légèrement concerné, comme léché seulement et irrigué par les molles impressions venues des sens.
On me présenta, alors, force remèdes dont je ne pris aucun, persuadé que j’étais d’avoir été mortellement blessé à la tête. Et, c’eut été, sans mentir, une mort bienheureuse car la faiblesse de mon raisonnement m’empêchait d’en avoir conscience et celle de mon corps d’en rien ressentir. »
La tour de Montaigne
Violemment percuté par le cheval de trait en plein élan, le cavalier est envoyé dans
les airs victime d’un important traumatisme crânio-facial qui provoque une hémorragie nasale. Le sang coule assez abondamment, remplit l’estomac entraînant cette régurgitation de sang plus ou moins caillé. Présentait-il quelque fracture d’un os de la face ou de l’arête nasale ? On ne saurait l’affirmer mais le choc a été brutal d’où un état de semi-coma, une obnubilation, une perte de connaissance prolongée.
De nos jours, ce cas d’urgence nécessite une hospitalisation immédiate, une exploration clinique approfondie, un scanner, une IRM, perfusion etc.… mais, là, on le transporte à la force des bras, pas de brancard, on le croit quasiment à l’agonie, rien pour le soulager... l’entourage court à son secours. Finalement, le patient se remettra de ce choc qui aurait pu lui coûter la vie mais on ne sait pas s’il en garda des séquelles.
Qui est cet homme ? Il descendait de cet aïeul répondant au nom de Ramon Eyquem qui, dans son testament, écrivait en 1473 : « Jo Ramon Eyquem, marchant, parropiant de la gleysa de Sant Miqueu, Borgues de Bordeu… », un hobereau jouissant de son domaine hérité de son père , ce castel auquel il a ajouté une magnifique tour qu’on aperçoit et où, depuis plusieurs années, il s’est retiré pour méditer, après avoir vagabondé à travers la France et s'être consacré aux études à Paris où il fréquenta la cour du roi, voyagé sur les routes de l’Europe, capable de s’exprimer en occitan et parlant un français un peu rocailleux.
Avant l’accident, tandis qu’il chevauchait, il avait entendu tout autour, dans l’environnement, des explosions, des tirs d’arquebuses : huguenots et catholiques s’entretuaient dans cet endroit loin de la ville, rappelant à Michel Eyquem de Montaigne, qu’ici même, sur ses terres, les guerres de religion l’avaient rattrapé.
Jacques Lannaud
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