Terre de l'homme

Terre de l'homme

La rose de l’Alhambra - chapitre 4 - par Françoise Maraval

4

 

La huerta de Bárriana,

 

 

À Castellón de Plana, l’attelage a pris la direction du village de Bárriana, sur la droite. Là, les orangers, déjà dominants depuis qu’ils étaient entrés dans la province de Valencia, leur souhaitaient la bienvenue. Ils s’étendaient à perte de vue et dans l’allée centrale qui mène au domaine, ils partageaient l’alignement avec des figuiers centenaires.

 

Isabella et Miguel de Almanzar rentraient de leur voyage de noces passé sur la Côte d’Azur. Pedro, le cocher, était venu les chercher dans la zone portuaire de Barcelone ; et, depuis, ils se laissaient balancer, l’un contre l’autre, au gré des irrégularités de la route, savourant leurs derniers instants d’intimité. Ils allaient affronter la famille et les responsabilités. Isabella n’aurait jamais pu imaginer pareille lune de miel. Non seulement, elle a été gâtée par des cadeaux inattendus mais, en plus, elle a découvert un mari délicat et avenant, prêt à tout pour lui manifester son amour.

 

Derrière la végétation, Miguel a fait remarquer à son épouse, deux importants bâtiments, l’un à droite de l’allée, l’autre à gauche. Ils ont fait une halte pour mieux voir. À droite, la bâtisse d’un étage est réservée aux hommes, aux ouvriers agricoles, les peones. Ils sont tous célibataires et disposent de dortoirs à l’étage supérieur. Le rez-de-chaussée leur propose une immense salle de jeux : nombreux sont les amateurs de jeux de cartes et de dominos et, depuis peu, ils ont réservé un coin de la pièce à la dégustation du café et de quelques liqueurs.

 

À gauche, le bâtiment ressemble, en tout point, au précédent. À l’étage, le dortoir des femmes et, en bas, les cuisines, le réfectoire, la buanderie. Hommes et femmes mangent ensemble au retour du travail, vers 3 heures de l’après-midi.

 

Au bout de cette allée qui n’en finissait pas, Isabelle a enfin aperçu une vaste demeure. En arrivant, on n’en aperçoit que le tiers puisque la bâtisse est en forme de fer à cheval. La partie centrale est surmontée, en son milieu, d’une tour mauresque. On comprend que cette pièce architecturale est une pièce rapportée. L’histoire de la famille ? Miguel a eu le temps de la raconter à son épouse, pendant leur lune de miel, quinze jours de parfaite complicité.

 

À l’origine, les Almanzar sont des jardiniers, des maraîchers, grands travailleurs, à la tête d’une exploitation de taille importante, un don du ciel pour des gens aussi modestes ; leur terre est baignée par le fleuve Turia grâce auquel ils ont pu et su mettre en place un système d’irrigation efficace. Au départ, ils cultivaient essentiellement du riz et des artichauts puis ils ont ajouté le poivron, les pommes de terre, les tomates, la vigne, l’olivier et les céréales. Les Almanzar sont connus et recherchés sur les marchés de Bárriana et de Castellón de Plana. Les aubergistes viennent sur place pour acheter leurs produits. Les maraîchers vivent dans des cabanons et leurs ouvriers sont issus du village voisin ou de la campagne environnante.

 

À côté de l’exploitation des Almanzar, se tenait celle des Ferrero, très riches propriétaires terriens à la tête d’une orangeraie que l’on peut contempler à perte de vue, au cœur de la « Costa del Azahar* » qui offre d’avril à la fin mai, un paysage d’une beauté époustouflante puisque les orangers sont en fleurs.

 

Luis Ferrero avait une fille, Luciana, grande, sèche, sans doute malheureuse puisque sans prétendant, malgré la fortune considérable de son père. Elle s’est réfugiée dans la religion et se déplace toujours accompagnée d’un jeune abbé que l’on dit être son souffre-douleur. Don Luis Ferrero connaissait Juan de Almanzar et il admirait son ardeur au travail et son sens de l’organisation. Il ne pensait pas à lui en tant que futur gendre car trop proche du peuple ; mais, les années passant et voyant que le maraîcher n’était pas encore marié, Don Luis Ferrero l’invita au domaine et lui fit une proposition. S’il épousait sa fille et lui faisait des enfants, sa descendance deviendrait propriétaire du domaine.

 

Juan de Almanzar était en partie séduit par l’offre de son voisin mais une éventualité lui vint à l’esprit :

 

- Eh ! Si Luciana ne pouvait pas avoir d’enfant ? Il se retrouverait complètement lésé. Car, enfin, il voulait bien travailler mais, sans héritier, il y gagnerait quoi dans cette affaire ?

 

Pour lui, le problème de fertilité ne se posait pas car il était déjà père d’un petit Pedro de cinq ans, au village de Bárriana. Il versait, chaque mois, une pension avantageuse à la jeune mère qui, depuis la naissance de son fils, avait trouvé à se marier. Les deux hommes s’entendaient bien et Juan de Almanzar allait rendre visite, régulièrement, à son fils et aussi à sa mère…

 

Notre maraîcher n’a pas rejeté la proposition de Don Luis Ferrero mais il a demandé un temps de réflexion pour lui permettre de peaufiner ses revendications mais, aussi, pour faire mariner son futur beau-père, encore quelques jours. Il a donc demandé à voir les livres de comptes ; après quoi, il a estimé qu’une participation aux bénéfices de 10 % s’imposait. Une fois sur place, il voulait aussi avoir un droit de regard sur les résultats d’exploitation. Son instruction était limitée mais il savait compter et il aimait les chiffres. Luis Ferrero a trouvé que son futur gendre était un fin négociateur, en plus de sa qualité, reconnue de tous, de meneur d’hommes. Mais, est-ce que Luciana allait être d’accord car on ne lui avait pas encore demandé son avis. Oui, bien sûr ! Elle n’allait pas faire la difficile car elle voyait en Juan de Almanzar, sa dernière chance.

 

 

 

Une orangeraie ! C’est tentant...

 

 

 

 

Un mariage discret a eu lieu en 1854 et Juan de Almanzar a, aussitôt, pris possession du domaine de l’orangeraie. Il est devenu Don Juan de Almanzar. Il a su, instantanément, s’adapter à son nouveau statut social. Il rentrait dans une famille de carlistes comme le sont tous les possédants de la terre espagnole, entièrement dévoués à l’église. Notre maraîcher ne s’intéressait pas à la politique : sa politique à lui, c’était le travail. Il a su s’imposer et tout le monde l’a accepté et respecté. En peu de mois, il a pris la tête de la propriété, aidé en cela par la grossesse de Luciana devenue radieuse. Que de bouleversements positifs, que de joie depuis l’arrivée de Don Juan de Almanzar à l’exploitation !

 

Le petit Miguel de Almanzar est arrivé juste 9 mois après le mariage de ses parents. Très vite, on a compris qu’il avait hérité, en majorité, des gènes de son père. Il en avait le physique et son ardeur au travail a suivi. Il était adoré par sa mère, la grande Luciana, et admiré par son père qui se reconnaissait en lui. Il a fait des études tout à fait honorables au petit séminaire de Valencia et, ensuite, il a secondé son père, avec une facilité surprenante. Miguel regardait vivre ses parents qui se supportaient tant bien que mal et qui étaient les victimes d’un mariage arrangé. Son rêve à lui, était de faire un mariage d’amour. Sa mère avait bien essayé de favoriser certains rapprochements mais le fils avait tenu bon et sa rencontre avec Isabelle Garrigue le comblait de bonheur et ce bonheur-là, il allait le préserver à tout prix.

 

L’arrivée au domaine a été spectaculaire. On avait rassemblé les gens de maison sur le perron et les ouvriers agricoles de chaque côté. À la demande de Don Miguel de Almanzar, un lunch devait être servi sous les arcades du patio, où tout ce monde était convié, patio serré entre les bras du fer à cheval que forme la demeure. Ils ont été accueillis avec des hourras et chacun avait hâte de voir la mariée française.

 

Isabelle a tout de suite compris que l’Espagne avait 50 ans de retard par rapport à la France, 50 ans ! Et, même, sûrement plus ! La soirée s’est prolongée tard dans la nuit, Isabella était le seul centre d’intérêt. Elle a su dispenser des sourires et des attentions particulières aux uns et aux autres. Cette blonde, aux yeux bleus, le teint clair, donnait l’impression de venir d’une autre planète. Pendant ce temps, la maîtresse de maison qu’était Doña Luciana se demandait si elle allait pouvoir garder cette prérogative encore longtemps. Pendant qu’Isabelle rayonnait de sourires et de douceur, sa belle-mère, Luciana, scrutait d’un regard inquisiteur, chacun des ouvriers agricoles comme si elle espérait les prendre en défaut.

 

Isabelle ne pouvait pas s’empêcher de rapprocher cette soirée de celles données par son père pour clôturer les vendanges. Tous les ouvriers laissaient exploser leur joie et les débordements étaient autorisés dans la limite du raisonnable. Ici, les peones semblaient terrorisés, n’osant pas se détendre un moment, au milieu de ces largesses inhabituelles. Ils ont pourtant entonné les chants traditionnels, rendus tristes par la fatigue accumulée. On sentait très clairement qu’ils étaient là par obligation et, ainsi, ils ne pouvaient pas goûter à ce moment de détente et à la joie d’être ensemble. Malgré sa jeunesse, Isabelle pensait qu’elle avait un rôle à jouer pour faire bouger ces relations archaïques entre patrons et ouvriers. Luciana tenait le peuple à distance, Isabelle voulait s’en rapprocher.

 

Dès le lendemain, Don Miguel de Almanzar a imposé un important bouleversement à ses parents. Comme à son ordinaire, il partirait tôt le matin, à six heures, encadrant avec ses deux chefs d’équipe, le flot des ouvriers agricoles. De retour à 14 heures, il quitterait sa tenue de travailleur pour endosser la tenue qui convient à son rang, celle d’un riche possédant. Il partagerait son déjeuner dans la grande salle à manger avec son épouse, Isabella, ses parents et l’abbé attaché à sa mère ; après quoi, les jeunes mariés se retireraient dans leurs appartements privés dans l’aile Est du bâtiment. S’il le juge nécessaire, il pourrait être amené à convoquer ses chefs d’équipe pour parler de la journée écoulée et pour remédier, le lendemain, à ce qui avait posé problème, le matin même. Isabelle pourrait assister à la réunion si elle le souhaitait. Ou alors, il se rendrait chez le régisseur, suivre régulièrement les résultats d’exploitation ; après quoi, toute la soirée serait consacrée à son épouse chérie.

 

Dorénavant, Don Juan de Almanzar se retrouvait à gérer les cultures maraîchères, comme autrefois, pendant que Doña Luciana voyait d’un mauvais œil, l’attachement jugé ridicule que son fils porte à sa jeune épouse, une Française, une Républicaine !

 

 

* l’azahar : la fleur du bigaradier qui donne des oranges amères.

 

 

 

 

 

Françoise Maraval

 

 

 

 

 



09/11/2023
12 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 204 autres membres