Terre de l'homme

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La rose de l'Alhambra, épisode n° 17, par Françoise Maraval

 

 

La rose de l’Alhambra

 

 

 

 

 

Vacances françaises

 

 

Le déjeuner du 13 juillet a été pris sous forme de pique-nique comme les autres années. Une joyeuse entente animait cette assemblée de patrons, d’ouvriers agricoles, de musiciens, de bonnes volontés. Cette atmosphère chaleureuse, Fernando Delgado ne pouvait pas l’imaginer en Espagne, entre propriétaires terriens et peones. Il ouvrait grand ses yeux et ses rudiments de français lui permettaient de saisir l’essentiel. Il était flanqué d’Alfonso et de Ramon. Il dévorait des yeux, Isabelle et l’un et l’autre n’osaient pas trop se rapprocher. À la fin de ce repas champêtre, Arthur Garrigues a entraîné l’Espagnol en aparté. Il voulait que l’homme se dévoile.

 

- « Vous voyagez seul ? » fut la première question d’Arthur.

Le professeur a compris où il voulait en venir et a répondu calmement :

- « Oui, je suis veuf depuis 10 ans. Mon épouse est décédée de la tuberculose et nous n’avons pas eu d’enfant. La solitude ne me pèse pas trop car mon métier et ma curiosité intellectuelle m’évitent de ruminer. Je connais un peu la France, surtout Paris et la Normandie, aussi quand j’ai su que Alfonso passait ses vacances dans le Bas Languedoc, j’ai eu envie de visiter la région. Je vous suis obligé quant à votre invitation et je ne voudrais pas m’imposer ! »

 

- « Vous pouvez continuer l’éducation des enfants à votre guise, le temps que vous voulez. J’ai compris à quel point ma fille vous fait confiance et vous allez être d’un grand réconfort pour nous tous. Ma femme me reproche de parler trop souvent de politique, cependant j’aimerais bien m’entretenir avec vous, dans ce domaine-là. Le régime politique espagnol me fascine. »

 

L’Espagnol a acquiescé avec un large sourire.

 

En fin d’après-midi, tout était prêt. L’estrade avait pris sa place, les guirlandes de petits drapeaux tricolores flottaient dans le vent du soir. La piste de danse, un vaste plancher remisé chaque année jusqu’au prochain 14 juillet, s’étalait au milieu de la cour. De part et d’autre, des bancs attendaient les danseurs fatigués et de grandes tables, dressées au dernier moment, supportaient charcuteries locales et tous les plats préparés par Honorine, la cuisinière. Le régisseur avait installé un bar dont les bouteilles reposaient pour le moment, dans de grands bacs remplis de pains de glace.

 

À dix heures, le bal a commencé et, sans hésiter, Fernando Delgado a entraîné Isabelle sur la piste de danse. D’abord, terriblement émus par leur proximité, nos deux danseurs ont pris le parti de profiter pleinement de la soirée. Leurs sourires et leurs rires se sont mêlés à ceux des autres danseurs jusque tard dans la nuit. Alfonso et Ramon, eux aussi, avaient trouvé de belles cavalières de leur âge et le petit-fils d’Arthur a étonné et amusé l’assemblée par son insoupçonnable don de valseur. Hortense, l’institutrice, est passée de bras en bras, entraînée par de vigoureux vignerons.

Après les douze coups de minuit, comme convenu, l’orchestre a joué la Marseillaise et tout le monde a repris l’hymne national avec beaucoup de solennité et de force. Au même instant, le feu d’artifice tiré au milieu des vignes a embrasé le ciel :

Ah ! La belle bleue, ah ! La belle blanche, ah ! La belle rouge.

Au bouquet final, tout le monde a applaudi ; alors, Arthur Garrigues est monté sur l’estrade et le silence s’est fait. Le moment est venu pour souhaiter un bon anniversaire à Marguerite, son épouse depuis 49 ans. Pour cela, d’une main tremblante, il a sorti de son veston , une feuille de papier dont il a fait la lecture.

 

Quand deux cœurs en s’aimant, ont doucement vieilli

 

Quand deux cœurs en s’aimant, ont doucement vieilli

Oh! Quel bonheur profond, intime et recueilli !

Amour ! Hymen d’en haut ! Ô pur lien des âmes !

Il garde ses rayons même en perdant les flammes.

Ces deux cœurs qu’il a pris jadis n’en font plus qu’un.

Il fait, des souvenirs de leur passé commun

L’impossibilité de vivre l’un sans l’autre.

- Chérie, n’est-ce pas ? Cette vie est la nôtre !

Il a la paix du soir avec l’éclat du jour.

Et devient l’amitié tout en restant l’amour ! »

 

 

Victor Hugo

 

Marguerite, à son tour, est montée sur l’estrade et ils ont échangé le baiser d’amour sous les applaudissements de l’assemblée.

 

Les tangos, les paso-doble, les valses se sont succédé jusqu’à l’aube, et les corps fatigués ont accepté quelques heures de repos avant le repas de milieu de journée, repas d’anniversaire, pris dans le jardin privé, derrière la maison, à l’ombre des grands tilleuls. Après une sieste salutaire, Arthur Garrigues a entraîné le professeur de son petit-fils dans les vignes.

 

Il lui a fait visiter le domaine tout en entrecoupant ses explications de viticulteur, d’échanges politiques.

L’Éducation nationale a été son premier sujet.

 

- « Ma fille Hortense est institutrice au village de Fabrègues. Comme Isabelle, ses études secondaires lui ont été dispensées chez les sœurs de la Visitation à Montpellier. La République a tout chamboulé : de nos jours, l’enseignement est une affaire de laïcs dans les écoles de l’État. Ce n’est pas encore officiel, mais une étude est en cours  à la chambre des députés ; il va y avoir séparation des Églises et de l’État. L’État forme les instituteurs dans des écoles normales et l’enseignement est obligatoire pour les enfants de plus de 6 ans, garçons et filles. Dans notre ruralité, essentiellement agricole, ces cours sont une main-d’œuvre en moins dans les fermes et dans les vignes. Mais, en contrepartie, quelle fierté d’avoir des enfants instruits, sachant lire et écrire. Quelle avancée sociale ! »

 

Fernando Delgado a compris l’essentiel des propos de son hôte. Il a admis que l’Espagne est très en retard dans tous les domaines, comparée à sa voisine la France et notamment dans le domaine social.

 

- « Seule, la Démocratie peut vous sortir de là. Est-ce que le peuple espagnol en a pris conscience ou va-t-il se satisfaire de ce qu’il a toujours connu, la monarchie ; vous avez une constitution, mais qui veille à son application ? Les Cortes ? À tout moment, le roi et son gouvernement ont la possibilité de passer outre ces assemblées : le peuple n’est pas souverain.  L’armée et l’Église étroitement liées à la monarchie lui servent de béquilles.»

 

Fernando Delgado parle de manifestations, ici et là, organisées contre la monarchie et l’Église mais, en effet, elles sont tout de suite réprimées par l’armée. Les mouvements révolutionnaires sont trop isolés, il faudrait un mouvement d’ampleur nationale. Le peuple ne va pas voter ! Il est résigné, il n’ose pas se révolter de peur de perdre son emploi ! Les meneurs sont tout de suite identifiés et neutralisés.

 

En effet, l’Espagne n’est pas prête pour un changement en profondeur.

 

Les festivités terminées, les enfants ont repris le chemin de l’école ; tante Hortense leur donne une leçon de français, tous les jours de la semaine, de 10 heures à 11 heures. C’est toujours un plus de connaître une langue étrangère. Fernando a demandé à y participer pour consolider ses acquis. Les enfants trouvent que la situation est cocasse : leur maître est devenu élève. En raison de sa présence et de son implication , les cours se prolongent souvent jusqu’à l’heure du repas.

En revanche, l’invité a trouvé comment se rendre utile. Il a vu Hortense tourner autour de sa voiture et lui a proposé de lui donner des leçons de conduite. En 1905, pour avoir le droit de conduire une automobile, le conducteur doit avoir obtenu « le certificat de capacité » qui consiste à savoir démarrer, tourner et s’arrêter. La vitesse est limitée à 30 km/h en campagne et 20 km/h en ville. L’émotion a été grande quand Hortense s’est installée à la place du conducteur et la famille rassemblée dans la cour vivait presque un moment historique. L’institutrice était transfigurée et voyait son avenir métamorphosé. Au bout de quelques jours, elle était à l’aise au volant de l’automobile de son collègue espagnol et profitant d’une visite de découverte de Montpellier, elle a fait un détour par la préfecture pour se faire inscrire à l’épreuve du certificat de capacité à la conduite automobile.

 

Fernando Delgado a compris qu’Isabelle, elle aussi, voulait apprendre à conduire. Cela a été l’occasion de se retrouver dans la journée ; même si, la nuit, ils partageaient le même lit depuis le premier jour. Leur chambre respective était voisine et séparée par une simple porte, fermée le jour et grande ouverte la nuit. Marguerite Garrigues avait installé les enfants dans l’aile opposée sous les combles et la grasse matinée était quotidienne, jusqu’à l’heure du cours de français.

 

Les amants s’échappaient dans la journée. Isabelle, au volant, ils ont pris le risque de braver les autorités et ont passé de longs après-midi en bord de mer.

Les deux sœurs ont passé brillamment l’épreuve de la conduite ; mais, pour Isabelle, il était cependant nécessaire de faire valider le titre en Espagne.

 

 

 

Rose de l\\\'A

 

 

Françoise Maraval

 

 

 

 

Rose

 

 

 

 

Demain : Démocratie et... tribulations, 

par Jacques  Lannaud



16/08/2024
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