Un petit écart et ... toute une histoire
La tour de Belem à Lisbonne
Pierre Fabre n'a rien oublié de son passé à la SNCF. L'écartement des voies n'a pas de secret pour lui. Je me suis toujours demandé pourquoi les pays avaient souvent fait des choix différents. C'est un peu la faute à Napoléon, que Pierre ne porte pas dans son coeur, si l'Espagne et la Russie ont fait le choix d'écartements larges, choix influencé par le souvenir des invasions napoléoniennes.
En France : 1, 435 m. En Espagne : 1,672 m. En Russie : 1, 524m.
Allons jusqu'au bout, l'Espagne, dans le cadre d'un accord avec le Portugal, est aujourd'hui à 1,668 m.
Je donne tous ces chiffres, quitte à lasser le lecteur, car je connais quelqu'un qui m'attend au coin du bois.
J'ai touché du doigt ce que représente un simple écart de voies.
Dans les années 80, le Conseil général de concert avec l'Inspection Académique, organise un voyage à Lisbonne. Un train spécial est affrété. Le voyage durait 20 bonnes heures ( 16H actuellement).
Les collégiens et leurs accompagnateurs avaient dans leur bagage de quoi soutenir un siège. Le directeur pour l'éducation du Conseil général et moi-même, imprévoyants, comptions sur l'arrêt à Hendaye pour nous approvisionner au buffet de la gare.
Bogie : chariot situé sous un véhicule ferroviaire, sur lequel sont fixés les essieux (et donc les roues). Il est mobile par rapport au châssis du véhicule (locomotive, wagon ou voiture) et destiné à s'orienter convenablement dans les courbes (wikipédia)
Peine perdue, nous avons tout à coup senti notre wagon se soulever ; les bogies changés, le train repartit aussitôt. La perspective de jeûner pendant tout le trajet, n'avait rien de réjouissant.
Notre directeur de l'éducation se lança avec emphase, dans la déclamation du poème de Pierre de Ronsard :
"Je n'ai que les os"
Je n'ai plus que les os, un squelette me semble
Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé
Que le trait de la mort sans pardon a frappé
Je n'ose voir mes bras de peur que je ne tremble"
Pris de compassion par cette détresse, les collégiens, sans doute ceux de Bernard Mallache, largement approvisionnés par leurs parents, ne nous laissèrent pas sur notre faim.
A vrai dire, notre directeur avec son léger embonpoint, avait de quoi, sans risque, tenir jusqu'au lendemain.
L'incident de l'écartement oublié, nous filions sur Lisbonne. Aux nourritures terrestres, allait succéder une semaine marquée du sceau de la culture : deux éminents préhistoriens, JM Rigaud et Serge Maury donnèrent des conférences dans le grand musée de la fondation Gulbenkian, Jean-Pierre Denis, notre cinéaste, présenta ses films à Lisbonne et à Porto et nous mîmes en place une exposition des peintres du département. Une délégation fut reçue à l'ambassade de France.
La semaine se passa à visiter ce que Lisbonne a de plus remarquable : la place du commerce, le château Saint-Georges, le château de Sintra tout proche, la tour de Belem au bord du Tage, immense à son embouchure et qui fait penser à Magellan et à Henry le navigateur.
Le Christ Roi dominant les rives sud de l'estuaire du Tage et le pont du 25 avril
Ce Portugal que nos collégiens ont découvert, c'est celui d'après la révolution des oeillets (avril 1974) : une démocratie où les gens ne sont plus sur leurs gardes, qui regarde vers l'Europe et va en 1998, organiser sa grande exposition universelle, marquant par là, le renouveau culturel et économique d'un pays avec lequel nous entretenons, depuis longtemps, des liens d'affection.
la place du commerce à Lisbonne
J'ai revu et connu ce Portugal-là et j'ai connu celui d'avant la révolution des oeillets, à deux reprises, en 1957 et 1959. En apparence, ces deux Portugal se ressemblaient. La réalité était tout autre : à sa tête, Salazar, homme de la haute société, homme de pouvoir, discret, menant une vie frugale, une gouvernante et deux gardes du corps. De quoi rassurer mais l'homme, comme on dit, trompait son monde : un dictateur en meilleurs termes avec la haute bourgeoisie, l'Espagne et l'Allemagne, insensible à l'extrême pauvreté de son pays avec, à sa solde, une police politique, "la Pide" invisible mais omniprésente qui n'avait rien à envier à la Gestapo.
A deux pas de Lisbonne, se trouvait la célèbre prison de Caxias, au bord du Tage, où la Pide torturait et jetait les corps dans le Tage. J'ai tenté une fois de m'en approcher avec l'allure d'un touriste : deux gardes armés de mitraillettes m'ont, sans ménagement, ordonné de m'éloigner.
prison de Caxias
Chaque soir, quand je rentrais à l'hôtel, deux hommes sortaient de l'obscurité, s'assuraient de mon identité puis revenaient se cacher. Sous ce régime, la moitié de la population surveillait l'autre.
Le 27 juillet 1970, je me trouvais dans le sud de l'Algarve, logeant chez l'habitant, mon hôte m'apprit la mort de Salazar et le policier qu'il était, m'avoua qu'il en avait assez de taper sur ses compatriotes. Repentir bien tardif !
Pendant notre voyage, j'ai tu aux collégiens les événements récents et douloureux de ce pays. Peut-être aurais-je dû leur faire état de deux faits en apparence anodins mais qui éclairent bien le visage de ce pays ami :
C'est ce vieillard qui, dans un coin désert de la Serra da Estrela, se jeta presque sur le capot de ma voiture pour me vendre une rose ou un oeillet. Cette prise de risque, chaque jour répétée, reflétait bien l'extrême pauvreté d'une grande partie de la population.
C'est sur la plage d'Estoril que ce vétéran de la grande guerre, officier dans la division portugaise qui se battait à nos côtés et qui, m'entendant parler français, vint avec sa nombreuse famille (trois générations) s'asseoir autour de moi et de mon épouse. Officier chargé des contentieux avec la population, il nous raconta son séjour en France, écouté religieusement par sa famille muette, et nous dit toute l'affection qu'il portait à notre pays. Cela dura des heures et nous ne vîmes pas passer le temps. Cette anecdote est bien symbolique de l'estime dans laquelle les Portugais nous tiennent, en dépit des destructions causées par les armées napoléoniennes.
Amalia Rodrigues
Si un jour, vous allez à Lisbonne, allez passer une soirée à écouter le fado, vous trouverez dans ce chant, auquel Amalia Rodrigues donna ses lettres de noblesse, toute la mélancolie (Saudade) de ce peuple qui n'en finit plus de chanter les chansons d'amour, les trahisons, la nostalgie de ce qu'il fut.
Aristide de Sousa Mendes
PS : Aristide de Sousa Mendes (1885-1954). Ce nom vous dit-il quelque chose ? Diplomate portugais en poste à Bordeaux lors de la débâcle de 1940, refusa de suivre les ordres de Salazar et délivra des milliers de visas aux personnes menacées, souhaitant fuir la France.
Pierre Merlhiot
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Demain. Jessop, outre-Manche, précurseur de l'ère ferroviaire.
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